mardi 25 février 2020

DU TEMPS OÙ LES CAFÉS DE VILLAGE BATTAIENT LEUR PLEIN


Auguste Lepère croque sur le vif
1898. En Normandie, les cafés regorgent de bruits de chaises qu’on rapproche, de sabots qu’on racle, d’envolées et de rires, de p'têt ben qu’oui-p'têt bien qu’non, de tope-là sonores et d’apartés mystérieux. En 1898, en Normandie, les foires, les marchés aux bestiaux, aux poissons, aux hommes sont rois.

AMICALE BIBLIOPHILIE
Si ces réunions éphémères paraissaient encore immuables à ceux qui les fréquentaient alors, quelques-uns pressentaient sans doute la fragilité de leur permanence et, sous couvert de nous inviter à les traverser, trouvaient là, une manière charmante de les immortaliser.
Une fois encore, c’est l’amitié qui fut le ciment de Foires et marchés normands. Notes et fantaisies A l’origine de cette édition tirée à 140 exemplaires, Paul Reveilhac.  Le bonhomme qui publia des histoires de chasse sous le pseudonyme goguenard de Fusillot, fut amateur d'art éclairé, normand invétéré et cofondateur de l’élégante "Société normande du livre illustré". Il s’était lié sous les bombes de 1870 avec Joseph L'Hopital, homme de terre et de plume, attaché à sa Normandie comme une moule à son rocher. C’est en rêvant à voix haute, qu’émergea l’idée de faire le tour des popotes avec Auguste Lepère. On le lui fit savoir. L’idée botta ce Parisien de Paname, dessinateur et graveur hors pair. On se rencarda. 


En Cotentin, « les habitants sont spéciaux, ce ne sont pas des Normands comme les autres. »

POURQUOI DEVRIONS-NOUS PARLER BAS DEVANT LA MORT
Le « reportage », écrit et dessiné sur des bouts de tables généreusement glacées au cidre et à la graisse est l’éloge de la vie des campagnes qui aujourd’hui à le souffle moribond et celui des hommes d’autrefois fiers et libres, indépendants. Comme Reveilhac cassa sa pipe avant l’achèvement de l’ouvrage,  nous avons bien envie de voir aussi dans ces Notes et fantaisies un hommage  tonitruant – pourquoi devrions-nous parler bas devant la Mort – tonitruant donc  à cet homme accompli et aimable qui permit aux deux compères de vadrouiller de foire en foire. 

l'âge d'or de la croupe


L’HALEINE QUI TRAHIT
A la foire de Neubourg, on tâte essentiellement la croupe des vaches. On tente aussi de refourguer des chevaux souvent sur le retour, c’est vrai, mais qu’on ne braderait pas pour tout l’or du monde : « Allez marchez, j’ai ben vu tout de suite à vot’haleine que vous n’en vouliez pas. » Profitant de cette foire aux bestiaux, tandis que Lhopital laisse courir son oreille ici et là, et Lepère son crayon sur le papier, « la foule mange, boit, fume et cause ». Les mots de l’un et les croquis de l’autre voisineront dans le livre qu’ils façonnent sur le vif. Ce qu’ils veulent montrer, c’est la saveur de l’instant, la fraicheur des petits drames, des vaudevilles en plein air auxquels ils assistent et qu’ils nous redonnent aussi sec, sans rumination. 

En attendant la houle de terre
L’OREILLE AU COQUILLAGE
A Port-en-Bessin, le regard se tourne vers la mer, l’oreille se colle au coquillage. En attendant que la première barque arrive, « on voit rentrer les pêcheuses de crevettes, le filet sur l’épaule, le panier sur les reins, jambes nues et la jupe mouillée collée aux cuisses ». Ursula Andress, la James Bond girl en bikini, n’a plus qu’à aller se rhabiller… Tout au long du jour, L’Hopital et Lepère se laissent bercer au gré des arrivées de poissons, de la criée, de la toilette de la poiscaille, avant de suivre le mouvement de houle de terre qui mène tout ce beau monde jusqu’au café où règnent en maîtres, le cidre et le « café consolé » au calva. 

Un temps de Saint-Nicolas à Evreux
L’ÉPICURISME À LA NORMANDE, QUOI !
« Serrée entre ses deux collines, lavant en paix son linge dans les canaux que, par politesse, la rivière d’Iton prend pour la traverser, la ville d’Evreux poursuit mélancoliquement le cours de ses destinées. » Mais, le 6 décembre, mes aïeux !, le six décembre, il n’y plus de mélancolie qui tienne. La foire qui se tient ce jour-là, « jour de Saint-Nicolas, est presque toujours pluvieuse, bourbeuse et marécageuse », et sacrément bourdonnante. Autour des parcs à cochons «  avé du monde qui z’y jetait du pailler en litière pour les garder de la boue », on s’agglutine, on marchande, on s’accorde, on se fait des reproches, on attend en sirotant que sa femme ait vendu le cochon. L’épicurisme à la normande, quoi !

entre hommes qui sentent qu’ils se valent et qui se traitent en égaux
EN PLEIN COTENTIN, LE MARCHÉ AUX HOMMES
Lhopital et Lepère se sont gardés pour la fin un marché sans bestiaux. Pour y arriver, ils entrent en Cotentin. « Comme [son] climat, les habitants sont spéciaux, ce ne sont pas des Normands comme les autres. » Là, à Montebourg, lors de la Saint-Jacques, se déroule « la grande louerie du pays ». Sur le perron de l’église sont assises les servantes à louer ; les gars tenant œillet rouge noués à leur fouet ou mordillant épi de blé sont les valets qui cherchent à se placer. « L’égalité la plus parfaite y règne entre le maitre futur et le futur valet. Chacun dispute pied à pied son intérêt. » « Combien de temps dureront ces loueries ? Quel répit avons-nous avant que la barbarie moderne, destructrice de tout souvenir, profanatrice de toute poésie, ennemie de toute liberté, ait achevé de noyer sous les flots de muflisme, ces vieux usages de la vieille Normandie et remplacé par les sales bureaux de placement la discussion libre, en plein soleil, entre hommes qui sentent qu’ils se valent et qui se traitent en égaux ?» 
©villa browna

LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE EST DISPONIBLE A LA LIBRAIRIE.
IL S'AGIT DE :


Auguste Lepère - Joseph L'Hopital
Foires et marchés normands. Notes et fantaisies
Aux dépens de la Société Normande du Livre illustré, 1898.
Grand in-8, plein maroquin, deux jeux de filets dorés aux plats, dos à nerfs orné sous emboitage. Couvertures et dos conservés.
Tranches dorées, filets et roulette intérieure.
Elégante reliure de Blanchetière. Tirage limité à 140 exemplaires sur papier vélin à la forme des fabriques d'Arches, celui-ci numéroté et contresigné. « 47 croquis d'après nature, dessinés et gravés sur cuivre et sur bois » par Auguste Lepère.
Profondément ancré dans son pays normand, l’auteur lui rendit hommage à maintes reprises. Il donne ici la monographie de cinq des foires les plus pittoresques de Normandie (le marché aux poissons de Port-en-Bessin, le Neubourg, la Saint-Nicolas, à Evreux, les marchés aux bestiaux de Montihourg, et la Saint-Romain, foire de Rouen). Le très parisien Lepère prête à ces évocations, aimablement et avec réussite, son talent de graveur.
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