mardi 22 décembre 2020

DEAUVILLE 1865 - DEAUVILLE 1921: DU CORSAGE DE LA BOUQUETIÈRE DU JOCKEY CLUB À LA ROBE LANVIN DE MLLE DE LA CROIX ROUGE

 


#PourCeuxQuiSontPressés

Deauville est inoxydable. Sortie ex nihilo de méchants marais normands, elle a survécu à la guerre de 70 et à celles de 14 et de 39. Sans que l’on ne puisse démêler qui, vraiment, des hommes, de la mer ou des chevaux ont fini de la rendre iconique, on sait avec sureté qu’elle eut deux hommes dans sa vie, deux pygmalions qui, penchés tour à tour au-dessus de son berceau, y firent pleuvoir une pluie de jetons de casino, de fers à cheval, de rires et d’écume.

Or, voilà que deux témoignages du Deauville des années folles viennent de rallier la librairie. Si leurs provenances diffèrent, si leurs conditions s’opposent – l’un est un tapuscrit, l’autre une plaquette publicitaire – leur destination est la même : chanter les louanges de la seule ville au monde où les planches sont aussi courues que le tapis vert.

Les Planches version années folles

Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même

 
Jean Stern, Karl Reille et des Anglais

Les dates, ici, comptent. Concentrés sur la première moitié des années 20, les deux documents peuvent être examinés au même biblioscope. La course au plaisir, Fantaisie-revue en deux actes et un prologue par Jean Stern et Karl Reille fut représentée au théâtre du Casino de Deauville le 23 août 1921. La plaquette, sobrement intitulée Deauville – France (mais en lettres dorées s’il vous plaît), elle, est non datée. Par définition, les outils publicitaires n’étaient pas oblitérés, ce qui permettait astucieusement de les utiliser plusieurs années de suite. Cependant, des indices nous permettent de situer cette jolie réclame aux alentours de 1924 ou 25. En effet,  elle consacre deux pages aux bains pompéiens qui furent inaugurés en 1924. Calqué sur le modèle architectural des thermes antiques, ils s’ouvraient sur 250 cabines dont cinquante luxueuses, alimentées par un double service d’eau douce et d’eau de mer, chaude et froide. Y étaient également disponibles un hammam, des salles d’eau allant du rince-pieds à la baignoire, de massage, de sudation et de repos. Les robinets à la mode de la thalasso coulaient ici à flots !



Et Morny frappa le sol mouvant

 Habiles Morny et Cornuché
Avant de plonger dans ces années 20 qui allèrent comme un gant à Deauville, il n’est pas inutile de remonter un peu dans le temps. C’est d’autant plus facile que le premier acte de la pièce de théâtre de Stern et Reille se passe « sur la plage de Deauville en 1865 ». Quelques lorettes, sur scène, chantonnent « L’an dernier un gentilhomme / s’arrête en ce lieu charmant / de sa canne il tient la pomme / et frappe le sol mouvant | Aussitôt surgit Deauville / ce n’était qu’un trou pas cher / Morny vient et une ville / s’érige en ce lieu désert ». Ils sont bien aimables avec Morny les auteurs ! Victor Hugo, qui le fréquenta pourtant un temps, le décrivit comme étant un « homme [...] ayant les manières du monde et les mœurs de la roulette, content de lui, spirituel, combinant une certaine libéralité d'idées avec l'acceptation des crimes utiles, trouvant moyen de sourire avec de vilaines dents, menant la vie de plaisir, dissipé, mais concentré, laid, de bonne humeur, féroce, bien mis, intrépide, […], viveur, tueur, ayant toute la frivolité conciliable avec l'assassinat, […] aucune conscience, une élégance irréprochable, infâme et aimable, au besoin parfaitement duc: tel était ce malfaiteur. » Mazette ! Quel portrait ! Cornuché qui sera le second démiurge de la ville apparait plus lisse, bien que l’on sache que c’est une grosse colère qui lui fit quitter avec pertes et fracas un Trouville flamboyant pour un Deauville encore vagissant. Certes, cinquante années séparent les deux hommes, certes, l’un agit au grand jour, l’autre en sous-main, mais leur sens consommé des affaires, exercé à l’envi en Normandie, les réunit sans conteste : ils voulurent et réussirent à faire de Deauville a place to be.

Quand le théâtre la publicité rendait hommage à Deauville

 

Bouquetière du Jockey club en villégiature
Il n’y a qu’à lire la charmante plaquette illustrée de dessins et de photographies rédigée en anglais pour constater leur pleine réussite. Si elle est destinée aux Britanniques, la pièce de théâtre, elle, vise le haut du panier français. Nous n’en citerons qu’une preuve, mais de taille : un des personnages n’est autre que la fameuse bouquetière du Jockey club, cette jeune femme dont l’inventivité commerciale et le sens du happening furent dignes de Morny et Cornuché. Elle eut, des années durant, l’insigne honneur d’accrocher têtes d’œillet ou de camélia au revers des vestes des fringants membres d’un des clubs les plus selects d’Europe. Sa logique était imparable comme le rappelle Stern et Reille : « Quand tous mes protecteurs partent pour Deauville : je suis mes protecteurs ». CQFD. En jouant un peu des coudes, elle garda longtemps le haut du pavé avant de s’étaler de tout son long. Mais cela, c’est une autre histoire. Une didascalie, néanmoins, nous retient un instant encore à ses côtés : les auteurs indiquent en préambule de son entrée en scène qu’elle est habillée d’un « corsage à basques orné de boutons d’acier, jupe relevées par des ficelles, ciseaux à la taille, bourse en bandoulière, un panier à fleurs à la main ». La description de sa mise est détaillée et on peut y voir, au choix, un intérêt historique ou une nostalgie pour la mode des années 1860.

La bouquetière du Jockey club s'en va à Deauville

 

De la mode, du sport et des pâtés de sable
Il faut dire qu’à Deauville, la mode était à son affaire. En 1913, par amour pour son Boy-friend (mais aussi par flair), Gabrielle Chanel y inaugura sa première boutique. Deauville fut le théâtre du lancement de sa fameuse marinière et la porte d’entrée du tweed et du jersey dans ses basiques. Rien de curieux donc, qu’aux alentours de 1925, quand il s’attaqua à la promotion de Deauville, Draeger, la star des éditeurs publicitaires, fit appel aux frères Séeberger, les photographes les plus élégants de l’époque. Si on s’attarde sur les photos qui sont reproduites en petit format dans la plaquette, on retrouve ici et là quelques images du chic d’alors. Mais ce sont les très nombreux dessins en couleurs qui attirent surtout l’œil. Placés en bandeaux, en vignettes, flirtant avec le texte, ils donnent illico l’envie de se frotter à ce monde insouciant, sportif et aimable qui se baigne, danse, monte à cheval, lance des jetons sur le tapis vert, fume, papote, joue au polo et au tennis, navigue, golfe et, pour les plus jeunes, fait des pâtés de sable.

tandis que les plus jeunes font des pâtés de sable...

 Portrait minute et craché de Deauville
C’est à Pierre-Olivier Dubaut que l’on doit ces merveilles de petites aquarelles. Gérald Schurr qui s’est penché sur sa carrière écrit justement que ce « virtuose de l'aquarelle, véhicule idéal de sa souplesse d'invention, de sa chaleureuse spontanéité. D'un pinceau agile, il saisit sans la fixer la vie qui passe, le mouvement fugitif, l'éphémère. Il suggère la forme d'un trait sans repentir, élégant et léger ». N’est-ce pas là tout le Deauville des années 20, celui-là même que Stern et Reille ont, eux, retranscrit pour la scène ? Le deuxième acte, calé sur des airs célèbres donne un portrait-minute très ressemblant du Deauville des auteurs : Jean Stern était un propriétaire de chevaux de course enragé au point de faire relier ses ouvrages – dont le tapuscrit que nous feuilletons – aux couleurs de son écurie, reprenant le bleu ciel et les étoiles de sa casaque. Karl Reille fut, lui, un artiste du tout vénerie, vouant une grande partie de son talent à la chasse à courre. Célèbre à l’époque, il l’est toujours aujourd’hui.

 

Sacha, Reynaldo, Yvonne, Anna et la Mère Michel

Sacha, Reynaldo Yvonne et Anna
Les deux amis qui retrouvaient à Deauville l’aristocratie du Turf en août, pour la saison des courses et des ventes de yearlings, profitaient alors de la douceur de vivre deauvillaise à laquelle ils rendirent hommage en écrivant à quatre mains La course au plaisir. Ce fut l’occasion pour eux de pratiquer un abondant name dropping, fait en partie d’amusants jeux de mots approximatifs. Ainsi, sur l’air de C’est la Mère Michel, nous nous surprenons à chantonner : «c’est Yvonn’ Printemps qui a perdu Sacha / Guitry par la fenêtr’ qu’est-ce qui me le rendra / C’est son beau-père Lucien/ Qui lui a dit : nom d’un chien ! / Sachez Yvonn’Printemps, que vot’ Sacha va bien. Plus loin, on lit que « si l’on craint qu’la comtesse Mathieu se noaille, par contre Hahn d’une sirène a l’dos.» La comtesse? c’est la poétesse Anna de Noailles. Hahn, c’est Reynaldo, qu’on retrouve, évidemment, dans la plaquette de Draeger : le « musician and composer of wide repute » tient alors lieu de « director of the Music at Deauville ». 

 

Polo sur la plage!

 
La Croix Rouge en Lanvin
Il ne faudrait pas croire cependant que la pièce de théâtre ne fut écrite que pour désennuyer ses spectateurs « du bain et de l’arrière-bain ». Elle fut montée au profit du Foyer de l’enfance deauvillaise et des orphelins de la guerre comme on le lit en ouverture du programme qui a été relié avec le tapuscrit. Pour être certains que tout ce beau monde mette au pot, les auteurs avaient fait précéder la représentation d’un prologue qui mettait en scène Mademoiselle de la Croix Rouge dépouillée de son habit d’infirmière et parée « d’une délicieuse robe de chez Lanvin ». Stern et Reille lui faisaient achever son petit laïus ainsi : « Si l’on s’amuse sur la Plage fleurie, si l’on y danse, si l’on y joue, si l’on y dépense beaucoup pour son bien-être et ses plaisirs, on n’oublie pas cependant les malheureux, et malgré la vie chère et l’âpreté du fisc, à Deauville, on sait donner, quand c’est pour la Croix Rouge ». Le Figaro du 25 août 1921 montra que ce n’était pas ni vœux pieux ni paroles en l’air puisque « la revue de M. Jean Stern et du baron Reille, véritable régal artistique, produisit une recette dépassant 40.000 francs. » © texte et illustrations villa browna 

 

Les livres qui ont permis de rédiger cette lorgnette est en vente à la librairie. Il s'agit de:

 Tapuscrit | Jean Stern & Karl Reille
La course au plaisir Fantaisie-revue en deux actes et un prologue, représentée sur le théâtre du Casino de Deauville le 23 août 1921.

Petit in-4 carré, [3] f. de prologue, 29, 34 p., percaline bleue à la bradel, dos lisse, étiquette d'auteurs et de titre en basane bleue, 25 étoiles dorées au plat supérieur. Couverture illustrée à l'identique conservée.
Un des rares tapuscrits de cette pièce de théâtre dont aucun autre exemplaire n'est référencé dans les bibliothèques.
Enrichi du programme lithographié et signé par certains des comédiens, monté sur onglet.
infos & commande

 
Plaquette publicitaire
Deauville – France

Draeger, s.d. (circa 1925)
Petit-in-4 broché, couvertures ornées de lettres et ornements dorés. Etiquette « spécimen unique (ne pas donner) » collée sur la première de couverture. Deux lignes de salissures.
Elégante plaquette publicitaire rédigée en anglais et mise en forme par l’incontournable Draeger, éditeur-roi des plaquettes publicitaires de l’époque. Abondante illustration à toutes pages composée de dessins en couleurs de Pierre-Olivier Dubaut et de photographies en noir des Séeberger, de Guilleminot et d’Henri Manuel.
infos & commande

Biblio
Dominique Barjot, Eric Anceau, Nicolas Stoskopf Morny et l'invention de Deauville
Biblio : Pierre Olivier Dubaut, petite rétrospective, Gérald Schurr, Galerie Apesteguy, Deauville 1986

le programme de La Course au plaisir

 


 

samedi 28 novembre 2020

L'ALBUM PHOTO D'UN SUPERSPORTSMAN: CH. DE LA ROCHEFOUCAULD (1863–1907)

 #PourCeuxQuiSontPressés


372 photos collées dans un album au plat duquel ont été dorées les lettres composant le titre « CHATEAU DE BONNETABLE ». 372 tirages originaux qui révèlent la vie de plein air de l'un des sportsmen les plus accomplis de l’extrême fin du XIXe et des tous débuts du XXe s, prélude fringant d’un siècle qui allait se révéler le plus meurtrier de notre histoire. 372 images dont le surgissement inattendu ravit le bibliophile cynégétique et l’amateur de la « vie d’avant » 1914, voilà ce qui constitue cet album miraculeux.

Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même

Foudroyé par une appendicite
La notice nécrologique parue en janvier 1907 dans la Revue olympique(1) esquisse assez bien la personnalité sportive de Charles de La Rochefoucauld, cette force de la nature qui s’éteignit précocement à l’âge de 43 ans des suites d’une très fâcheuse appendicite en son domaine sarthois de Bonnétable : «  Le monde sportif français a fait une perte sensible en la personne du vicomte de La Rochefoucauld, fondateur et ancien président du Polo-Club de Paris. Rompu de bonne heure à la pratique de la plupart des exercices physiques, Charles de La Rochefoucauld se montrait avant tout passionné d'équitation. C'était un cavalier vigoureux et d'une hardiesse extrême. A Pau où il suivait régulièrement les chasses renommées pour leur rudesse, il comptait parmi les plus osés. L'introduction du polo en France fut entièrement son œuvre ; aidé de quelques amis, il créa non sans rencontrer des difficultés de toutes sortes, le cercle de Bagatelle. Il présidait le Comité organisateur des Jeux Olympiques de 1900 ; dans cette fonction ses qualités l'eussent fort bien servi; mais il se laissa effrayer par des conseils intéressés et se retira […]. Peu après, le vicomte de La Rochefoucauld abandonna également la présidence du Polo et cessa de participer à la direction du mouvement sportif ; mais il continua de pratiquer ses exercices favoris y apportant, non pas seulement son entrain musculaire, mais l'extrême énergie de sa nature amie de l'effort. »

Pas de grands airs mais le Grand air
Pierre de Coubertin(2) ne dit pas autre chose, donnant du sportsman, un portrait sans fard: « Charles de La Rochefoucauld était pour moi un ami d’enfance et un camarade de collège ; de tout temps j’avais admiré son énergie confinant parfois, il est vrai, à la brutalité ; mais sa haute situation sociale palliait cet inconvénient. Il était fort capable de persévérance obstinée ainsi qu’il en avait fait preuve dans la création de son Polo Club de Bagatelle. Sportsman passionné, il s’intéressait à toutes les manifestations sportives sans n’être inféodé à aucune de ces “petites chapelles” dont comme le vicomte de La Rochefoucauld, je redoutais tant l’influence. » Entre ces lignes, on comprend que les grands airs déplaisaient à Charles qui leur préférait nettement le Grand air. Vous pouvez froncer le nez, faire vos Saint-Thomas autant que vous voudrez et mettre en doute ces témoignages. Nous n’en avons cure, forts des 372 preuves tirées sur papier qui, sous nos yeux, prouvent sans forfanterie que la vie d’extérieur fut la vraie passion de ce corps nerveux surmonté d’un visage rond qu’une moustache en croc, un nez aigu et deux yeux en billes animaient. 

Qui veut chasser dur, choisit bien sa monture
Outre quelques photos de l’intérieur de Bonnétable – rare témoignage, en passant, du goût de l’époque –, chaque page de l’album que nous repassons aujourd’hui est de plein air. La chasse y est omniprésente. Et tout d’abord celles que Charles mène chez lui à Bonnétable et celles qu’il va suivre à 160 kms de là, à Serrant, chez son beau-père La Trémoïlle. Vaufreland(3) n’y va pas par quatre chemins conseillant de s’assurer de son assiette et de sa monture avant de se risquer à aller chasser avec lui : « Bonnétable […] est placé dans un pays coupé ; où les talus, les barrières des champs, les rivières mouillent le terrain à l'infini et rendraient la chasse impossible à tout veneur n'ayant pas de chevaux de premier ordre. » Le mieux est de monter « des hunters soit anglais, soit irlandais qui permettent de passer partout. » En 1889, Vaquier(4) avait déjà soulevé la difficulté de ces chasses en écrivant que « la vicomtesse de La Rochefoucauld, née la Trémoïlle, suit aussi les chasses avec beaucoup d'ardeur; elle monte toujours des chevaux irlandais, avec lesquels elle affronte les terrains les plus difficiles. » Les chevaux sont la belle affaire de ces hommes et de ces femmes qui durent naître centaures dans une autre vie. Dans l’album, ils sont légion, croupe à nu, ou chevauchés par Charles. Leurs noms sont renseignés avec le même soin que ceux des amis qui peuplent l’album : il y a Nausegay, Trilby III, Fred dit « Sous-off », et Bessie, et Bhui-Bhui, &c.

A courre, à fusil, en mouvement
Les très nombreuses photos de chasse qui colonisent aussi ces pages sont prises sur le vif, au débotté. Quand on vit dans le sillage de Charles de La Rochefoucauld, on ne pose pas. On s’active pour hâter le départ, on sonne, on rameute ou on rapporte selon qu’on soit piqueux ou chien de chasse, on marche, on casse, on pointe son fusil, on scrute, on franchit – à pied ou à cheval – les obstacles, on reçoit les honneurs. Les chiens passent si rapidement qu’ils en sont flous, les chevaux sautent si haut, si loin qu’on ne les photographie qu’à demi. Seuls les saumons mahousses qui viennent d’être pêchés restent immobiles. Sans se préoccuper de l’objectif, on fume, on discute, on tourne le dos, on se mouche, on glisse sur le varech de Sandown. Sans qu’on se l’explique, une joie de vivre plane sur les feuillets que quelques photos ponctuent d’éclats de rire : des militaires, un invité pissent dans un coin ? On rit, on clic-claque et on ponctue la légende « cochon » d’un point d’exclamation amusé. 

Banc, transat et pique niques
Et, quand on daigne souffler un moment, c’est pour poser en bande sur un banc de Bonnétable ou c’est pour installer son transat face au soleil. Surtout, on en profite pour casser la croûte. Dans cet album, nombreux sont les pique-niques. En Ecosse où l’on chasse, il se fait dans la lande, au bord de l’étang où l’on pêche, il gagne en confort grâce à un réchaud de campagne et à une table d’appoint surmontée d’un petit dais-parasol. A Oloron-Sainte-Marie où, une fois n’est pas coutume, on se prélasse en costume de ville, on dresse une tente blanche à laquelle on suspend son canotier, on débouche force bouteilles, on prend les marmots sur les genoux, ce qui complique considérablement l’opération délicate d’attraper son verre plein. 

 
Un doux mélange
Ce sont des intimes qui peuplent essentiellement cet album. L’entre soi
est un doux mélange de l’aristocratie française, de la haute banque de l’époque et des sportsmen & women d’Europe. Les villégiatures sportives à Pau, à Rome, en Ecosse, sur l’île de Wight et en Norvège, les parties de croquet, de pique-niques, les matinées enneigées à Bonnétable, les après-midis aux courses, on les vit ensemble et d’abord en famille. Souvent apparait la silhouette mince et barbue de Louis-Charles de La Trémoïlle, le beau-père de Charles qui épousa en 1885 sa fille Charlotte. La Trémoïlle tâte, on le voit, avec la même élégance, du fusil et du tricycle. Sa femme étant née Duchâtel, on ne s’étonne pas de voir sur les photos des représentants de sa famille. C’est en toute amitié sportive que sont également photographiés le baron Hottinguer, quelques Fels, Mallet, Noailles, Brissac, Luynes, Trédern et Chevigné, le prince Napoléon Bonaparte, les miss Platt et Potter, les dames Peabody et Bartlett, cavalières émérites, mais aussi le Prussien comte Moltke et l’anglais number one de l’époque, le prince de Galles, qui était ami du père de Charles, assez pour avoir séjourné à Bonnétable, et que l’on voit ici photographié à Cannes.

Charles superstar
Mais, qu’il soit à cheval ou à pied, c’est Charles qui est la vedette incontestée de cet album. On le retrouve partout où s’ébattent cavaliers, chasseurs et chiens, où apparaissent tricycle, canne à pêche, attelages et voitures. Son caractère bien trempé transparait à sa manière énergique de monter à cheval que l’on regrette de ne pas retrouver sous le crayon définitif de Sem. Pied à terre, sa manière de se tenir ne varie pas : debout, il semble ancré dans le sol; assis, il se fiche résolument à califourchon sur une chaise retournée. On a beau le savoir un tantinet brut de décoffrage, on le découvre - finalement sans grand étonnement - aimablement entouré par des amis qu'il rendit visiblement heureux. Il fut aimé de sa femme à qui l’on doit le légendage de l’album et – c’est en partie son ombre qui la trahit – bon nombre des clichés présents. Charles était adoré de son père qui ne survécut pas à sa mort brutale. « La santé du duc de Doudeauville s'était altérée surtout depuis la mort de son fils aîné le vicomte Charles de La Rochefoucauld, décédé le 25 février 1907, au château de Bonnétable. Cette séparation lui avait, en effet, causé un véritable désespoir, et il ne s'en était jamais consolé. Le mois dernier il s'était alité. [...] Sa bonté, sa simplicité, qui le faisaient aimer de tous, se peignent dans ce dernier trait : se sentant perdu, il avait voulu que ni sa maladie ni sa mort ne changeassent rien aux fêtes et il avait ordonné que le château fût illuminé dimanche, comme à l'ordinaire, à l'occasion du Comice agricole. » Si cet album est le rare témoignage de la vie d’un sportsman au tournant du XIXe s., il est peut-être, aussi, la marque aimable d’un monde qui irait agonisant à partir d'août 1914.
© texte et illustrations villa browna  infos & commande


(1) le bulletin trimestriel du Comité international olympique
(2) dans son livre Une Campagne de vingt-et-un ans, consacré aux Jeux olympiques
(3)dans le Sport universel illustré, en 1901
(4) dans sa Vénerie moderne

 
Le livre qui nous a permis de raconter cette lorgnette est disponible à la libraire. Il s’agit de :

La Rochefoucauld, Charles de - Album de photographies de Charles, vicomte de La Rochefoucauld-Doudeauville, Sportsman

In-4, format à l’italienne. Plat frappé en lettres d’or de la mention de Château de Bonnétable, propriété de Charles de La Rochefoucauld-Doudeauville.                                                  

Ensemble de toute rareté. Ce sont 372 tirages originaux que nous présentons ici. Ces tirages de différentes tailles sont réunis dans un album de 51 feuillets cartonnés, remplis recto verso.

Ces photos témoignent de la vie quotidienne de Charles de La Rochefoucauld, cavalier et chasseur accompli, Elles immortalisent la vie sportive et amicale de celui qui fut l’ami et le collaborateur de P. de Coubertin et le fondateur du Polo de Paris. On y recense de nombreuses image datées de 1900 et 1901 des chasses à tir et à courre du château de Serrant, ces dernières étant réputées périlleuses. Images de pêches et de chasses à tir à Bonnetable. Villégiatures sportives à Pau, à Rome, en Ecosse et en Norvège où les saumons sont impressionnants. Parties de croquet, pique-niques, journées aux courses. De nombreuses personnes figurant sur les photos sont renseignées. On y rencontre, entre autres, le baron Hottinguer, le duc de La Trémoille et le prince de Galles, des Fels, Mallet, Noailles, Luynes, Trédern et Chevigné, bref, un gai mélange de l’aristocratie et de la haute banque de l’époque. Mais, qu’il soit à cheval ou à pied, c’est Charles qui est la vedette incontestée de cet album. On le retrouve partout où s’ébattent cavaliers, chasseurs et chiens, où apparaissent tricycle, canne à pêche, attelages et voitures. Rare témoignage de la vie d’un sportsman au tournant du XIXe s.   infos & commande


 

 

vendredi 9 octobre 2020

LANTERNES MAGIQUES ET SOUVENIRS CYNÉGÉTIQUES, LE TOUT EN MUSIQUE !

Accueilli à bras ouverts par le duc d’Ayen et l’abbé de Bernis, produit par Crébillon fils, protégé par madame de Pompadour, Pierre Laujon devint bientôt le troubadour de Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont, tonsuré mais militaire, libertin mais chasseur, dont la postérité tient moins à ce qu’il soit né petit-fils de Louis XIV par la main gauche (celle de la Montespan) qu’au fait qu’il ait été le pygmalion de Labruyerre, braconnier star s’il en est. Voilà qui rend bien inédite et émouvante cette descente dans la seconde moitié du XVIIIe s. que l’on continue à regretter. Laujon, à travers ses chansons, s’y révèle le chroniqueur intime des chasses, des menus plaisirs, des joies de son mécène, puis, après lui, de ceux qui peuplèrent les années de l’insouciance qui précédèrent le raz-de-marée révolutionnaire. 

Le parolier, Leduc et le comte
Si Pierre Laujon fut poète et auteur dramatique de quelque succès, « la partie la plus brillante de ses œuvres fut sans contredit – c’est son successeur à l’Académie française qui l’affirme – la chanson, pour laquelle il avait un talent presqu’inimitable […] Il n’avait pas besoin d’attendre l’inspiration : il faisait des chansons comme La Fontaine faisait des fables, sans recherche, sans effort, presque sans y penser. » Voilà qui explique qu’il se soit rendu, malgré ses vingt ans, indispensable à la joyeuse bande qui évoluait au château de Berny que gouvernait alors Mlle Leduc, danseuse et maitresse du comte abbé de Clermont qui, une fois n’est pas coutume, l’épousa, sur le tard il est vrai et secrètement évidemment. Le bonhomme n’en était pas un paradoxe près, lui qui fit ériger à Berny, pour sauvegarder les apparences ou peut-être dans un esprit blagueur, un théâtre en forme de chapelle

 Chasseurs chassez ! Laujon, composez !
Laujon, ancêtre des Dabadie et autres Roda-Gil, avait, on l’aura compris, la plume facile. On le découvre, on le fredonne – la musique est notée – en feuilletant les trois volumes qui forment ses A propos de société ou chansons suivis des A propos de la folie ou chansons grotesques, grivoises et annonces de parade. Souvent, en préambule des chansons qui y figurent, le parolier raconte où, quand, comment et pourquoi elles furent composées. Combien de fois apprend-on que c’est en quatrième vitesse, sur le coin d’une table qu’il se mit à l’œuvre. C’est systématiquement entre le retour de chasse et le dîner que furent écrits les couplets destinés à être chantés entre la poire et le fromage. Un seul exemple : Laujon assure que les couplets de sa Chasse heureuse qui, selon lui, « a le petit mérite de l’à propos et une légère teinte de gaîté » furent écrits à la diable comme il le raconte ainsi : « à peine avais-je eu le temps de les écrire (puisque je n’avais fini mon dernier couplet qu’à table) que je dus l’entonner car cet impromptu fait à loisir, je m’étais presque engagé à le chanter au dîner. »

Que Berny soit béni
S’il fut, n’en doutons pas, un fin courtisan, s’il sut feindre et se composer à l’occasion une mine de circonstance, Laujon n’eut pas de grand effort à faire pour se montrer enthousiaste à l’endroit de Diane. On apprend, de l'aveu même du parolier, qu’il était chasseur, et pas qu’un peu encore. Lors de sa rencontre avec le comte de Clermont, alors que les habitués de Berny lui racontaient que « l’on y jouait la comédie, la parade, qu’on y entendait d’excellents concerts, [il reconnut que ce qui l’affecta le plus était] qu’au moins deux fois la semaine, ils allaient le matin à la chasse. Il le confessa dans ses souvenirs avec beaucoup de vivacité : « “À la chasse, m’écriai-je, vous allez à la chasse messieurs ! Ah que vous êtes heureux, j’en raffole moi !” “Ah, vous aimez la chasse, me dit le Prince qui m’avait entendu, eh bien vous chasserez.” Nouveau motif d’enchantement et qui contribua à doubler, [vous l’imaginez bien], ma gaieté pendant le souper. »

Des chansons de chasse
Voilà qui explique que les trois volumes illustrés de si charmante façon par Moreau le jeune soient ponctués, ici et là, de chansons aux accents cynégétiques. Citons-en quelques titres : Retour de chasse, « impromptu fait à loisir au retour d’une battue où l’on avait tué beaucoup de gibier et qui fut chanté pour égayer le diner » ; La chasse heureuse, chanson qui fut faite en 1765, « et dont on demanda à l’Auteur de faire le récit en couplets ; aussi furent-ils chantés à table, une demi-heure après son arrivée » ; Chanson faite à Chantilly et chantée au retour d’une chasse de saint Hubert où l’auteur s’étoit trouvé, chasse pour laquelle « on avoit construit une salle de fleurs & de verdure à un Rendez-vous de la forêt» ou encore cette Chanson de chasse et de table qui « fut chantée par l’Auteur à SAS Monsieur le Comte de Clermont à la première Chasse qu’il fit après une longue attaque de Goutte. » Les couplets de la petit quinzaine de chansons cynégétiques du recueil, sans prétention et faciles à reprendre à l’unisson, ont tous, on l’aura compris, la saveur de l’anecdote vécue

 De Laurent Labruyerre à Marie-Thérèse de Savoie
Le comte de Clermont mourut en 1771, l’année de la publication des Ruses du braconnage rédigées par son protégé devenu, par son bon vouloir, garde-chasse de ses terres. Pour pouvoir continuer à dispenser ses talents dans les cours des grands, Laujon dut troquer ses bottes crottées pour des escarpins de parquet ciré. Cela se sent aux thèmes des chansons qu’il écrit alors. Si elles sont moins gaillardes, elles n’en gardent pas moins la simplicité qui fait le succès des tubes qui vous galopent dans la tête. Elles flirtent parfois avec des sujets qui font les délices des lecteurs du XXIe s. que nous sommes. Je pense en particulier aux joies des spectacles de lanterne magique. Quand le comte d'Artois, futur Charles X et futur daron du duc de Berry, épousa Marie Thérèse de Savoie, ce fut par procuration. Ce dernier grand mariage de la monarchie de l'Ancien régime commença donc pour l’épousée par une traversée de la France. De Turin, elle devait rallier Choisy où l’attendait mari légal et beau-père royal. Un des arrêts fut prévu à Nemours où un spectacle de lanterne magique avait été concocté à son attention. Laujon se fendit pour la circonstance de chansons aimables qui devaient accompagner les images projetées ou bien, peut-être, faire patienter durant les changements de plaques. 

         

 L’art de Moreau le jeune
Cette réunion précinématographique donna l’occasion à Moreau le jeune de dessiner l’une des plus jolies illustrations du recueil qui en contient pourtant un certain nombre. On y voit s’esbaudir, dans la pénombre, une société choisie alors que la lanterne magique, projette la rencontre de Mme la comtesse de Provence et de Mme la nouvelle comtesse d’Artois. Dans le halo de l’image, un génie protecteur tenant flambeau volète au-dessus des deux jeunes femmes tandis que, dans la pièce obscurcie, un petit chien fait de petits bonds au rythme de la fredaine qu’un orgue de barbarie égrène. L’aimable Moreau n’a marqué ni le tarin disgracieux, ni la mâchoire prognathe de la nouvelle venue. C’est qu’on est bon enfant dans l’entourage de Laujon qui, sur un air que nous continuons à bien connaître, finit de nous le prouver en faisant chanter à sa Petite diseuse de bonne aventure : « Mon œil n’entrevit jamais / de sinistre augu-u-re /Je veux que sur mes secrets / Ma gaîté rassu-u-re / Je ne sus jamais blesser / Mon plaisir est d’annoncer : / La bonne aventure, Au gai, la bonne aventu-u-re. »

Mon plaisir est d’annoncer : / La bonne aventure, Au gai, la bonne aventu-u-re


 Le livre qui a permis de rédiger cette lorgnette est en vente à la librairie. Il s'agit de:

Pierre Laujon
Les A
propos de société ou chansons de M. L*** [suivi de] Les A propos de la folie ou chansons grotesques, grivoises et annonces de parade

S.l.n.d. (1776) pour les deux premiers tomes et s.l.n.d. (1776) pour le troisième.
Ensemble de trois tomes in-12 en reliure homogène postérieure(
XIXe), demi-veau, dos à nerfs, pièces de titre et de tomaison. Titre gravé, 302 pp.; titre gravé, 316 pp. ; titre gravé, 319 pp. Pour les tomes 1 et 2 : 2 titres gravés,  2 figures hors-texte, 2 vignettes et 2 culs-de-lampe le tout dessiné par Moreau. Au tome 3 : titre-frontispice, 1 figure, 1 vignette et 1 cul-de-lampe dessinés par Moreau.

Édition originale et premier tirage des gravures dont une représente une projection de lanterne magique. Toutes illustrent ce savoureux recueil de chansons, présentés avec les airs notés de Pierre Laujon, auteur dramatique, poète, chroniqueur des joyeusetés du comte de Clermont et, bien-sûr, chansonnier du Caveau, membre des Diners du Vaudeville, de la Goguette, du Caveau Moderne, avant de devenir, sur le tard, Académicien.‎

"Les illustrations sont d'une grâce ravissante et comptent parmi les meilleures de Moreau" (Cohen, 604).
info & commande