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mardi 26 juin 2012

En route pour Longchamp ou La frise à remonter le temps






JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS. (C’est dommage : dans la suite du texte Colette joue la comédie, Santos-Dumont reste tranquille et le maharadjah présente sa marmaille).

 C’est un caravansérail parisien que Sem et Roubille en 1907 dessinèrent au long de neuf mètres de frise colorée.  86 figures du Tout-Paris y affichent leurs profils, sans parler des cochers, grooms et soubrettes, sans compter les chevaux, chiens, éléphant, voitures hippo et automobiles, bicyclette, barrique de Heidsieck et pivoine. 
Comme un seul homme, ils quittent Paris pour se rendre à l’hippodrome de Longchamp, un des lieux « in » de la capitale. On s’y montre, on s’y amuse, on y lance bons mots et invitations, on y fait du négoce, on s’y jauge ou on s’y évite. Tenez ! Voyez ces deux donzelles qui se font face : à ma gauche Polaire avec sa taille Guinness des records de 33 cm; à ma droite la belle Otéro faisant l’ignorante tandis que son homme politique d’amant, Aristide Briand, pavane plus loin dans le char de la République avec Clémenceau et le ministre Ruau apprécié des propriétaires et turfistes pour un certain décret concernant l'organisation et le fonctionnement des courses de chevaux

QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS (mais qui le prennent).
Colette et Missy à la ville et à la scène

Donc, le Tout-Paris va prendre l’air. On découvre ici et là des têtes couronnées belges, anglaises, indiennes ou russes. Les parisiens les plus enragés sont américains ou espagnols, les icônes féminines, allemandes, espagnoles ou travesties : Missy s’affiche ouvertement au bras de Colette dans un phaéton mené par un Willy peroxydé arborant une moustache méphistophélique. C’est un hommage appuyé à sa pantomime dans laquelle le personnage de Franck fut tenu par Missy, marquise de Morny à la ville. Elle (ou il)  y déroulait les bandelettes d’une momie qui dévoilaient une Colette déguisée en pharaonne demi-nue. Il (ou elle) finissait par l'embrasser. Il n’y eut qu’une représentation, le 3 janvier 1907. Y assistèrent pour moitié des aficionadas et des voyeurs de tous crins, le reste de la salle ayant été investi par le prince Murat, le frère de Missy et une escouade de membres du Jockey Club. Il faut dire que le Moulin rouge qui accueillait ce sulfureux numéro de music-hall avait pris soin de faire figurer les armes Morny sur les affiches et avait envoyé des communiqués de presse alléchants. Des jets de menue monnaie, épluchures d'orange et gousses d'ail furent suivis d’une pluie de coups de poing puis de l’interdiction catégorique de la pièce par le préfet Lépine. Le facétieux Sem, au moment de choisir ceux qui figureraient sur sa frise ne résista pas au plaisir de placer en tête de cortège le duc de Morny - le frère fâché - escorté d’une brochette de messieurs aux noms très comme il faut, Arenberg, Boisgelin, Hinnisdal ou Lauriston.

le grain de beauté de Boni
Toujours à la blague, il donna aussi des indices du divorce, en novembre 1906, de Boni de Castellane d’avec Anna Gould qui le mit ipso facto sur la paille. La  « belle de dot », en avait finalement eu assez de son dandy de mari et précipité la rupture. Anna partie avec son porte-monnaie laissait Boni, le torse bombé, la paupière aristocratique, la moustache impeccable mais le cheval fourbu et la roue brinquebalante. Sem a sur rendre la peau de lait, la blondeur, le maintien de Boni et n’a pas même omis de dessiner le grain de beauté incolore qui pointait à la joue droite de l’esthète. Sem le reproduisit donc… mais sur le mauvais côté du visage. Et pour cause : le défilé pour Longchamp devait être dessiné dans le sens Paris-hippodrome soit, graphiquement, se déversant de droite à gauche et présentant les profils gauches des personnages. Or, le grain de beauté était à droite ; il fallut donc tricher non pas avec le réalisme mais avec la réalité. Sem était très à l’aise avec son stratagème puisqu’il l’appliqua également au monocle du comte de Turenne ou au verre fumé que Moïse de Camondo fichait devant son œil droit dont il avait perdu l’usage au cours d’une partie de chasse.

Le verre fumé de Camondo
L’attention portée à ces broutilles ajoute à l’art de Sem. On sait qu’il était maniaque du croquis et que des heures de repérages et une multitude de tracés étaient nécessaires à l’élaboration de chacune de ses  silhouettes « si exactes qu’il serait impossible de se servir des mêmes pour deux personnages. Chaque type a son chapeau, son pardessus, sa démarche et sa façon de tenir son cigare ». Le mot est de Sacha Guitry qui comparait « Sem [à] une sorte de moustique. Il en a l’apparence physique, l’astuce, la férocité, la patience, la finesse et la mémoire. Doué d’un talent qui tient du prodige, il est le plus grand caricaturiste qui ait jamais existé ».

             Sem joua encore avec la réalité en plaçant à gauche le charmant grain de beauté de la non moins charmante mademoiselle Lanthelme. Cette rousse explosive, ravissante, enfant gâtée au
La mouche de Lanthelme
point d’être capable de taillader à grands coups de ciseaux le chinchilla que le richissime Edwards, qu’elle épousa en 1910, lui faisait essayer. C’était une crise de nerfs à cinquante mille francs. Cependant, le caricaturiste lui prête moins la beauté que des yeux presque révulsés et une bouche mal fermée qui lui donne un air légèrement ahuri  comme si, pour une fois, il se permettait de donner son avis sur cette vie capricieuse qui finit en 1911 par une noyade assez suspecte et par la profanation de sa tombe censée renfermer des monceaux de bijoux. On est loin de l’attitude que donna la même année Boldini à Lanthelme, en la  peignant en pied, altière et décidée.
Sem Helleu Boldini

Boldini ! Voilà bien un grand ami de Sem qui le place en fin de défilé dans la même voiture que leur compère commun Helleu. Souvent il les a caricaturés. Des témoignages de leurs « sessions de travail d’après nature » existent. Louis Vauxcelles se souvient de Sem qui « trottinait au Bois entre ses deux acolytes, le long, mélancolique, élégant et barbu Paul Helleu, et ce prodigieux homuncule hydrocéphale, il maestro Boldini » tandis que Jacques-Emile Blanche confirme qu’ « Helleu jouissait des spectacles gracieux d’un midi, avenue du bois, se promenant avec Boldini, Sem, et Forain, puis rentrait dans un appartement tout blanc, plein de bibelots rares du dix-huitième siècle, se mettait à dessiner, à graver, à peindre jusqu’à la nuit. »

Santos-Dumont et Sem
Un autre ami de Sem se retrouve assis à côté du petit fils de Victor Hugo, celui- là même qui fut avec sa sœur l’inspiration de l’Art d’être grand-père. C’est Santos-Dumont, le roi de la mécanique-qui-va-vite. Il est coincé dans une Mors qui roule au rythme lent du cortège, réduit à l’immobilité. Faut-il y voir un amical pied de nez du dessinateur à son vif ami, qu’une carte postale montre conduisant une guimbarde lancée à pleine vitesse avenue des Acacias. Sur la photo, on voit à sa gauche Sem serrant convulsivement sa canne entre les jambes, tandis que Santos a les mains toutes floues à force de maitriser sa machine.

Sem croque aussi les marmots
Alberto n’est pas le seul étranger parisien qui ait eu les honneurs de la plume de Sem. Le cosmopolitisme de la Belle époque se traduisit par un profond désir de se fondre dans le décor, l’étape ultime étant peut-être, comme l’a souligné Domergue, de devenir une cible de Sem. « Les riches étrangers attendaient comme une consécration suprême d’avoir été admis à figurer dans un de ses albums ». Nous ne parlerons pas ici de Léopold II de Belgique fondu des idées haussmanniennes qu’il exporta à Bruxelles, ni d’Edouard VII, ni du grand duc Vladimir connus à Paris sous les gentils sobriquets de « Bertie » et de « grand-duc-bon-vivant ». Mais parmi les figures élues par Sem, ravivons plutôt celle de Rita del Erido, écuyère émérite allemande qui fit son trou dans le bitume parisien en jouant sur un physique et un pseudonyme espagnols ; célébrons aussi Jeanne Toussaint dite la panthère qui commença pauvre petite fille belge violentée, continua cocotte, amie de Coco et qui finit directrice artistique incontestée de Cartier ; admirons le maharadjah de Kapurthala, son éléphant, ses charmants marmots ; évoquons la moins gracieuse mère Moore, américaine très snob, qui pour se faire inviter pleurait sur commande et qui pour arriver à en être, usait de grosses ficelles, la plus systématique étant l’organisation de diners somptueux auxquels se rendait le beau monde qui entre deux coups de fourchettes, lui assénait volontiers des coups de couteaux dans le dos. Celle que le peintre Sargent surnommait l’Ugly woman, garda sa vie durant une mâchoire prognathe et gagna à Paris des bourrelets que les diners à répétition et la plume de Sem magnifièrent.   

Échappée des Bouillons Duval
Il ne faudrait pas hâtivement en déduire que le Paris qui compte fut un monde refermé sur quelques familles historiquement ou financièrement valables. On n’a qu’à se rappeler d’où sont issues certaines des femmes les plus en vue de l’époque. On peut aussi citer le parcours sans crevaisons du pionnier des courses cyclistes, Charley que Sem fait gaillardement pédaler à la hauteur de la « Mercédès des rois ». On peut aussi pointer du doigt Godefroy de Bouillon, l’héritier des Bouillons Duval crées par son boucher de père qui à sa mort lui laissa un empire et de quoi largement le gouverner. Alexandre Duval est sur la frise, accompagné par une de ses serveuses. Tous les deux sourient et arborent les lustrines de l’établissement, blanches avec un liseré bleu ciel. Sem, lui-même, est un exemple de cette ascension sociale, né provincial, héritier des épiceries paternelles cédées contre une  rente confortable et pour notre bonheur.
Variations de Sem sur Maurice Bertrand. Hinnisdal

Sem sut apprivoiser le monde, à moins que ce ne soit le monde qui ait adopté Sem. Quoiqu’il en soit, la conséquence resta la même : le caricaturiste appartenait au Tout-Paris, mélange de beautés et d’intelligences, de vieilles familles et de jeunes pousses, de petits faits divers et de belles excentricités. « Le maigre et distingué prince Troubetzkoy, par exemple,  en habit, couvert de décorations, la poitrine barrée d’un grand cordon » arrivait chaque soir chez Larue accompagné de « deux modestes demoiselles de plaisir», jamais les mêmes, à qui il offrait un chocolat chaud et une montagne de croissants avant de rentrer chez lui, seul, aux rênes de son phaéton. Tard, dans les rues de Paris, on pouvait aussi rencontrer Maurice Bertrand, l'homme de chez Maxim's, le gentilhomme champagnard, beurré comme un petit Lu, arrimé  à un réverbère de l’avenue de l’Opéra, qui répondait à qui demandait ce qu’il faisait là : « J’attends ! Oui j’attends ! Je vois les maisons qui passent et j’attends la mienne pour sauter dedans ! » Fils de notaire, il s’était fait représentant de la maison Heidsieck, manière la plus pratique selon lui d’avoir toujours une bouteille de champagne à portée de main. Un an avant la réalisation de la frise de Longchamp il avait épousé la veuve d’Alphonse Allais dont il avait été l’ami, comme il le fut  de Max Lebaudy, le petit sucrier. Il fut aussi compagnon de beuverie du comte d’Hinnisdal que Sem, en tête de frise, représente la barbe strictement blanche mais le nez passablement rouge !  Cherchait-il à semer dans les vapeurs d’alcool le chagrin d’avoir perdu sa fille dix ans auparavant, brulée vive dans l’incendie du bazar de la Charité ? Lui restait en tous cas l’amour du cheval légué par son père Herman, l'un des membres fondateurs du Jockey-club en 1834 : il continuait à faire ses visites à cheval suivi d'un groom avant de mettre pied à terre au cercle de l’Union, où il lâchait les rênes pour mieux saisir le verre et la carafe. Il ne manquait pas non plus de fréquenter les hippodromes. 
Baron de Schikler
Maurice Ephrussi
Il y retrouvait des figures incontournables du monde des courses tels les brillants propriétaires Jean Stern, Schikler, Le Gonidec, Salvago, Marghiloman, Fischoff, Ephrussi, Léonino qui, en haut de forme,  jumelles en bandoulière parsèment la longue frise. Ah ! Le bruit des sabots sur le pavé… L’engouement pour les courses… Cette frise n’est pas dans le fond le condensé de l’agitation parisienne. C’est avant tout un hymne vibrant au cheval dont le règne, sans s’en rendre compte, est en train de passer de vie à trépas. Il ne va pas à Longchamp mais à l’abattoir bientôt remplacé par la ferraille des jeunes autos et des futurs canons militaires. Sem et Roubille à l’instar du photographe Delton donnent un instantané d’un monde qui déjà n’est plus : le photographe le fixa sur des clichés exceptionnels, tandis que les deux dessinateurs en amorcèrent une vision onirique. Pour s'en rendre compte, il suffit de suivre des yeux les neuf mètres de rênes qui dirigent les chevaux attelés. Elles ne sont pas marron comme il se devrait, mais bicolores rouge, bleu ciel, jaune ou vert. Le cheval pour sa part, se retrouve ailé quand il conduit Anna de Noailles et Robert de Montesquiou, décharné pour tirer Boni de Castellane, mais aussi en bas et talons hauts, et encore chapeauté de paille. Sem et Roubille font d'une pierre deux coups, en annonçant simultanément la disparition du cheval-roi et la fin de ce monde que balaiera la guerre de 14. Et si aujourd’hui, certains de ceux qui gravitent dans des sphères parisiennes éthérées pensent encore en être, ils n’y sont pas du tout. Le botox a remplacé le corset, les balayages les chapeaux, les baskets siglées  les bottines en chevreau, les lunettes de soleil le monocle, les jeans le complet homespun. Les Acacias ont été abattus et la conscience d’en être a été remplacée par la vanité d’en paraître. Sem n’aurait pas aimé. © texte et photos villa browna // Valentine del Moral


LA LITHOGRAPHIE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est actuellement en vente à la librairie:
Sem et Roubille  En route pour Longchamp  
Paris, 1907. Six panneaux lithographiques en couleurs formant une frise de 9 mètres de long. encadrés.  Pour en savoir plus, commander, ou recevoir la liste : envoyez-nous un e-mail! 

mardi 19 avril 2011

« La nature m’émeut parce que je n’ai pas peur d’avoir l’air bête lorsque je la regarde » reconnaît Jules Renard.

Toulouse-Lautrec, Vallotton, Bonnard sont aux cimaises des plus grands musées, accrochés non loin les uns des autres pour cause de génie et de contemporanéité. Ils partagent l’autre point commun d’avoir fait des Histoires. Entendons-nous bien, il ne sera pas fait ici état de chamailleries ni de pinaillages mais de l’illustration des Histoires naturelles de Jules Renard. De grands artistes du livre se plièrent aussi à l’exercice avec la même réussite, au nombre desquels André Collot et Benjamin Rabier.
C’est Auguste Roubille qui s’y colle dans l’exemplaire ici présenté, spécialement imprimé en 1928 pour madame Jules Renard et protégé par une étonnante reliure verte estampée à froid d’une branche d’arbuste à laquelle s’accroche une toile d’araignée et sa belle locataire toute en courbes stylisée. La tonalité verte des bandeaux que Roubille dessina pour chacun des 85 textes, souligne avec peut-être plus de clairvoyance que ses condisciples, l’œuvre de Renard qui écrivait dans son Journal : La nature m’émeut parce que je n’ai pas peur d’avoir l’air bête lorsque je la regarde. Comme en écho, Henri Bachelin, son ami et biographe, dans l’étude littéraire qu’il lui consacra en 1909, faisait remarquer qu’il ne connaissait de lui aucune description de Paris. Dans Poil de Carotte en revanche, on sent bien que la campagne dut être le refuge de son enfance meurtrie et on peut imaginer qu’il s’y adonna à une contemplation toute pastorale. Il fallait au moins ça pour arriver à voir dans les gouttes de pluie, des « mouches d’eau » qui savent chasser celles qui colonisent le mufle des vaches ; une lune sans aiguille qui favorise la rêverie ; l’espoir chlorophylle qui colore la campagne. Roubille a su lire entre les lignes et instaure un vert Renard aussi significatif que le bleu Klein saura l’être plus tard. Ce vert magnifie d’un coup la peau rose du cochon, teinte l’eau de pluie, amortit le pas doublement boiteux des canards.
Or, s’il on veut rire beaucoup avec les Histoires naturelles, on doit accepter de se laisser par instants envelopper par un voile de nostalgie et de petites souffrances. Quand la Brunette meurt, sans un meuglement de plainte, le narrateur ne sait pas vraiment ce qui l’a retenu de dire au sonneur de l’église : « Tiens voilà cent sous. Va sonner le glas de quelqu’un qui est mort dans ma maison ». Sans doute encore cette peur d’avoir l’air bête face à son semblable. Face au reste de la création en revanche, cette retenue disparaît et une bouffée de d'humour reconnaissant secoue l’œuvre. Renard croque le meilleur ami de l’homme, sa plus belle conquête, l’oiseau joli, le cerf, l’abeille ou l’écureuil, mais il s’attarde également à chanter le cafard noir et collé comme un trou de serrure, le serpent, la chauve-souris, le dindon, la pintade, le cochon ou le ver de terre. Pour ce faire, il ne se sert d’aucune échelle de valeur, préférant enfiler sa vieille peau de Poil de Carotte plutôt que revêtir l'habit amidonné de Buffon ou de Darwin.
Tous les animaux arrivent premier ex-æquo sous sa plume. La seule espèce qu’il relègue en seconde et dernière position, c’est l’homme. Certaines des formules les mieux senties le sont à nos dépens : pensionnat des dindes, dents d’anglaise, escargot qui bout comme un nez plein. Nos méchancetés sont simplement décrites, pas même évaluées ni critiquées. Le morceau de sucre accroché au cou d’un petit garçon puni qui gratte et qui cuit  la peau, la boulette empoisonnée donnée au chien Dédèche aimé mais vraiment trop incommodant, le cochon qu’on force à se vautrer, une réclame d’armurier « On tue net, on tue loin » nous remettent à notre place. C’est terriblement efficace. On baisse la tête.
Mais il y a toujours ce tendre vert Renard, ces illustrations douces comme des dessins aux crayons de couleurs que les enfants d’aujourd’hui boudent, ce trait tout en courbe, ces gros plans inédits. Ces partis pris de l’illustrateur nous réconfortent, servent le texte et ouvre une ultime piste de lecture. Ils nous montrent l’écrivain sous son véritable jour. Athée – il sera enterré civilement – Jules Renard se révèle pourtant grand prêtre...de l’animisme hexagonal. Les gouttes de pluie jouent les justicières, les herbes parlent, certains arbres ne se méfient pas, d’autres se mettent en colère, l’abeille veut passer chef de rayon , l’arrosoir a des accents dictatoriaux ( Si je veux, il pleuvra ), le cerf écoute et flaire les paroles de Jules Renard. Il doit avoir appris à lire en douce, le cerf pour avoir compris le but que s’était fixé l’écrivain dans le préambule de son recueil : Moi, je voudrais être agréable aux animaux mêmes. Je voudrais, s'ils pouvaient lire mes petites Histoires naturelles, que cela les fît sourire.
C’est en bon disciple de Pan, qu’il couchera par écrit dans son Journal le 10 décembre 1899 la supplique suivante : Faites à ma statue un petit trou sur la tête afin que les oiseaux y viennent boire.
Une statue a bien été érigée ; elle existe toujours, plantée sur une place de Chitry les Mines mais on n’y devine aucun abreuvoir. Le seul trou post-mortem qu’on fit à Renard, c’est celui que ménagea Marinette dans son Journal qu’elle censura allègrement avant de le laisser publier et dont elle fit ensuite un feu de joie. Ces dizaines de cahiers d’écolier partis en fumée, elle respira.
Agonisant, il lui avait soufflé : Marinette, pour la première fois, je vais te faire une peine, une très grosse peine... Elle, c’est aux lecteurs qu’elle a fait un très gros chagrin. Jules avait écrit que  Tout le monde ne peut pas être orphelin, il aurait pu ajouter que tout écrivain ne peut pas mourir veuf ou célibataire. On remerciera juste, du bout des lèvres, Marinette Renard d’avoir pieusement conservé son exemplaire des Histoires naturelles illustré par Roubille que nous venons avec bonheur de feuilleter. 
© texte et photos villa browna // Valentine del Moral

LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est actuellement en vente à la librairie:
[Roubille], Renard, Jules. Histoires naturelles.  Lithographies en couleurs de A. Roubille.
Paris, édit. d'art Manuel Bruker, 1928.
[4], faux-titre, frontispice, titre, [2], 201 pp., [15] pp. dont table et justification du tirage.
In-4, demi-maroquin vert, plat estampée à froid d’une branche d’arbuste à laquelle s’accroche une toile d’araignée et sa belle locataire toute en courbes stylisée, dos à nerfs orné de la même araignée. Reliure non signée. Dos légèrement passé. Couvertures et dos conservés.
Tirage limité à 230 exemplaires. Exemplaire nominatif de madame Jules Renard. Frontispice et 85 lithographies en couleurs par Auguste Roubille.
En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail!