mardi 22 juin 2010

Pour voyager à l'oeil en Russie, Jules Janin voyagea à la plume.

On est parfois sujets à cas de conscience cornéliens, écartelés entre la beauté d’un livre et les anecdotes qui gravitent autour de son orbite. Or, alors que nous ouvrons notre exemplaire du Voyage dans la Russie méridionale et la Crimée par la Hongrie, la Valachie et la Moldavie d’Anatole Demidoff, une feuille de papier recouverte d’une profonde écriture bleu stylo bille en profite, la traitresse, pour s’échapper des pages de garde et  virevolte jusque sur le sol. On la ramasse et on l’ignore quelque temps tout à la joie de parcourir ce volume romantique et de chercher les 26 planches tirées sur un papier fort qui arrête le doigt qui effeuille. Les 10 lithographies en couleurs qui témoignent de la richesse et du chatoiement des costumes régionaux sont particulièrement réussies. Les deux cartes de la Russie méridionale et de la Crimée qui se laissent déplier dans un bruit gracieux, nous donnent un court instant l’impression que nous faisons partie de l’expédition qui fut à l’origine de cette publication. En les repliant avec précaution, la feuille blanche méprisée tout à l’heure nous fait à nouveau de l’œil. Il y est question de Jules Janin et du voyage de Demidoff. Pourtant à relire le premier chapitre, point de Janin. Il y est indiqué que l’expédition franco-russe réunit les très scientifiques MM. de Sainson, Huot, Rousseau, de Nordmann, du Ponceau et Le Play - ingénieux ingénieur des mines qui par la suite se vit confier par Demidoff l'exploitation de ses mines métalliques de l'Oural (Il s'acquitta si bien de cette tâche qu’à son départ il laissa derrière lui de solides établissements métallurgiques et pas moins de  45.000 ouvriers). La campagne montée et dirigée par Demidoff en 1837compta bien aussi un peintre, Raffet, qui en ramena une série de splendides planches publiées dans le Voyage. S’étaient donc côtoyés un industriel russe vivant à Paris, un artiste si français que même Rome n’en voulut pas pour son Prix et une tripotée d’experts gaulois, en bref une troupe parfaitement franchouillarde, ce qui entre parenthèse fâcha tout rouge le dédicataire, Nicolas Ier, tsar de toutes les Russies qui n’y voyait pas le quart du bout de la promotion promise de son empire.
Mais pas de Janin dans cette liste officielle. Pourtant ce grand ami de Demidoff joua un rôle important dans la distribution de la pièce. Il était d’abord et en premier lieu le complice d’Anatole. Avec lui, il fit son premier voyage en Italie, et à ses côtés « vécut à Florence, les plus belles heures de sa vie ». Le livre qu’il tira de ces grandes vacances, il lui dédia dans des termes qui ne trompent pas: «Puissent ces pages, écrites dans toute la vivacité d'une admiration bien sentie pour l'Italie, la patrie poétique, durer autant que le dévouement de ma reconnaissante amitié». Réciproquement, dans le Catalogue des livres de la bibliothèque de M Jules Janin, on trouve au numéro 1019 un exemplaire sur Chine d’Esquisse d’un voyage dans la Russie méridionale et la Crimée par la Hongrie, la Valachie et la Moldavie daté de 1838, sur la page de garde duquel Demidoff lui renvoie la balle dans un envoi lapidaire qui a le mérite d’être clair: « A mon ami Jules Janin ». Plus tard, le français fit l’entremetteur en poussant son poteau à épouser la fille de Jérôme Bonaparte avec laquelle il ne fit jamais bon ménage. Demidoff ne quitta en effet jamais vraiment sa maitresse Valentine, duchesse de Dino. Et lors d'un bal costumé, la princesse Mathilde, excédée, pensant peut-être que personne ne la reconnaitrait derrière son joli loup insulta copieusement sa rivale ; sur-le-champ Demidoff administra à sa femme une magistrale paire de gifles qui fit sauter le masque et consomma la rupture. Demidoff ne semble pas en avoir voulu à Janin de ce méchant conseil marital. Peut-être parce que Janin aimait la Russie.
Déjà en 1831 dans son roman Barnave il avait écrit : « La Russie c’est la couronne du monde, j’aime ses glaces si froides et ses étés si chauds, j’aime ses palais de sapins, ses citadelles de terre cuite et ses minarets orientaux; prêtez l’oreille à ce bruit d’Empire qui grandit, et vous comprendrez combien rapide est sa croissance. Si j’étais à votre place, […] j’irais à Saint-Pétersbourg pour y découvrir cette prostituée royale qui se fait vanter par les gens de lettres de France, au poids de l’or, et je ne serais heureux que lorsque la police ombrageuse du pays m’aurait emprisonné comme suspect, pour avoir sifflé l’une des maîtresses du prince Potemkine ». Or c’est de ce Janin-là dont il est question dans la feuille volante qui décidément sait ne pas se faire oublier. Un bibliophile vengeur y a transcrit un extrait de l’article de Jules Bertaut paru dans le numéro du magazine Historia de janvier 1954. On peut y lire que « Jules Janin avait envie de faire un beau voyage » ; aussi il écrivit sur un ton sibyllin à Demidoff : « Votre noblesse se doit de faire maintenant une œuvre qui attire sur Elle l’attention de toutes les académies d’Europe […] Pourquoi ne tenterait-elle pas une expédition dans la Russie du Sud si peu connue ». Anatole « sauta sur l’idée » et s’attacha Jules comme secrétaire. « Dans l’été de 1837, la caravane se mit en route […] La randonnée terminée, un magnifique volume parut que signa bravement Demidoff, encore qu’il fût tout entier de la main de Jules Janin ». Certes Janin, « l'arbitre du goût, l'oracle de la critique, et le véritable représentant de l'esprit français » comme le résuma fort bien le bibliophile Jacob, connut une brillante carrière d’écrivain, mais qu’il eut été le nègre d’un russe cela reste inédit. Bah! On dit bien qu’il retoucha en 1832 La tour de Nesle d’un certain Frédéric Gaillardet, qu’avait déjà copieusement triturée Alexandre Dumas !
Remarquons seulement le tour de force de l’auteur caché. Car si pour voyager à l’œil, il suffisait de voyager à la plume, ça se saurait et nous serions légions sur la ligne de départ ! Aussi qui voudrait  blâmer l’astuce ? Il eut d’autant plus raison de voyager qu’il ne savait pas, le bon bougre, qu’il courait pour échapper à la goutte qui le rattrapa quelques années plus tard. Il avait, il faut dire, pris alors largement le temps de se transformer en une sorte de Humpty-Dumpty réjoui. Goutteux à la dernière extrémité, il mourut donc, à l’exemple du père de son ami Demidoff qui « usé, vieilli avant le temps, et podagre, arrivait au milieu de toutes ses fêtes dans un fauteuil roulant, d'où il ne bougeait pas ; il se retirait de bonne heure, et la fête continuait ; quelquefois même il tombait en syncope, perdait connaissance, et l'orchestre et les danses ne modéraient ni leur gaieté ni leur entrain. On emportait M. Demidoff, et voilà tout ».
Biblio  // Dictionnaire universel des contemporains.  Catalogue des livres de la bibliothèque de M Jules Janin.  Mémoires d’un bourgeois de paris.

En rayon actuellement à la librairie //
Anatole de Demidoff  Voyage dans la Russie Méridionale et la Crimée par la Hongrie, la Valachie, et la Moldavie. Illustré par Raffet.
Paris, Ernest Bourdin, 1854.
In-4°, demi-chagrin poli cerise, dos à nerfs orné de filets dorés et noirs, titre doré. XIV, 510, [4] pp., planches hors-texte.
Un feuillet de musique de la Marche Valaque arrangée pour le piano par Jules Alari. En frontispice, portrait gravé de Nicolas 1er ; 16 gravures hors-texte en noir, 10 planches de costumes en couleur et 2 grandes cartes repliées. Ex-libris. Bel exemplaire de cette seconde édition revue et augmentée par l’auteur, parue la même année que l’originale.