Accueilli à bras ouverts par le duc d’Ayen et l’abbé de Bernis, produit par Crébillon fils, protégé par madame de Pompadour, Pierre Laujon devint bientôt le troubadour de Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont, tonsuré mais militaire, libertin mais chasseur, dont la postérité tient moins à ce qu’il soit né petit-fils de Louis XIV par la main gauche (celle de la Montespan) qu’au fait qu’il ait été le pygmalion de Labruyerre, braconnier star s’il en est. Voilà qui rend bien inédite et émouvante cette descente dans la seconde moitié du XVIIIe s. que l’on continue à regretter. Laujon, à travers ses chansons, s’y révèle le chroniqueur intime des chasses, des menus plaisirs, des joies de son mécène, puis, après lui, de ceux qui peuplèrent les années de l’insouciance qui précédèrent le raz-de-marée révolutionnaire.
Le parolier,
Leduc et le comte
Si Pierre Laujon fut poète et auteur dramatique de
quelque succès, « la partie la plus brillante de ses œuvres fut sans
contredit – c’est son successeur à l’Académie française qui l’affirme – la
chanson, pour laquelle il avait un talent presqu’inimitable […] Il n’avait pas besoin d’attendre l’inspiration : il faisait des chansons comme La Fontaine faisait des fables, sans
recherche, sans effort, presque sans y penser. » Voilà qui explique qu’il se soit rendu, malgré ses
vingt ans, indispensable à la joyeuse bande qui évoluait au château de Berny
que gouvernait alors Mlle Leduc, danseuse et maitresse du comte abbé de
Clermont qui, une fois n’est pas coutume, l’épousa, sur le tard il est vrai et
secrètement évidemment. Le bonhomme n’en était pas un paradoxe près, lui qui
fit ériger à Berny, pour
sauvegarder les apparences ou peut-être
dans un esprit blagueur, un théâtre en forme de chapelle.
Chasseurs
chassez ! Laujon, composez !
Laujon, ancêtre des Dabadie et autres Roda-Gil,
avait, on l’aura compris, la plume facile. On le découvre, on le fredonne – la
musique est notée – en feuilletant les trois volumes qui forment ses A propos de société ou chansons suivis
des A propos de la folie ou
chansons grotesques, grivoises et annonces de parade. Souvent, en
préambule des chansons qui y figurent, le parolier raconte où, quand, comment
et pourquoi elles furent composées. Combien de fois apprend-on que c’est en
quatrième vitesse, sur le coin d’une table qu’il se mit à l’œuvre. C’est
systématiquement entre le retour de chasse et le dîner que furent écrits les
couplets destinés à être chantés entre la poire et le fromage. Un seul
exemple : Laujon assure que les couplets de
sa Chasse heureuse qui,
selon lui, « a le
petit mérite de l’à propos et une légère teinte de gaîté »
furent écrits à la diable comme il
le raconte ainsi : « à peine avais-je eu le temps
de les écrire (puisque je n’avais fini mon dernier couplet qu’à table)
que je dus l’entonner car cet impromptu fait à loisir,
je m’étais presque engagé à le
chanter au dîner. »
Que Berny soit béni
S’il fut, n’en doutons pas, un fin courtisan, s’il sut feindre et se composer
à l’occasion une mine de circonstance, Laujon n’eut pas de grand effort à faire
pour se montrer enthousiaste à l’endroit de Diane. On apprend, de l'aveu même du parolier, qu’il était chasseur, et pas qu’un peu encore. Lors de sa rencontre
avec le comte de Clermont, alors que les habitués de Berny lui racontaient que
« l’on y jouait la comédie, la parade, qu’on y entendait d’excellents
concerts, [il reconnut que ce qui l’affecta le plus était] qu’au moins deux
fois la semaine, ils allaient le matin à la chasse. Il le confessa dans ses
souvenirs avec beaucoup de vivacité : « “À la chasse, m’écriai-je, vous allez à
la chasse messieurs ! Ah que vous êtes heureux, j’en raffole moi !”
“Ah, vous aimez la chasse, me dit le Prince qui m’avait entendu, eh bien vous
chasserez.” Nouveau motif d’enchantement et qui contribua à doubler, [vous
l’imaginez bien], ma gaieté pendant le souper. »
Des chansons de chasse
Voilà qui explique que les trois volumes illustrés de si charmante façon
par Moreau le jeune soient ponctués, ici et là, de chansons aux accents
cynégétiques.
Citons-en quelques titres : Retour
de chasse, « impromptu fait à loisir au
retour d’une battue où l’on avait tué beaucoup de gibier et qui fut chanté pour
égayer le diner » ; La chasse heureuse, chanson
qui fut faite en 1765, « et dont on demanda
à l’Auteur de faire le récit en couplets ; aussi furent-ils chantés à
table, une demi-heure après son arrivée » ; Chanson faite à Chantilly et chantée au retour d’une chasse de saint Hubert où l’auteur s’étoit trouvé, chasse pour laquelle
« on avoit construit une salle de fleurs & de verdure à un Rendez-vous
de la forêt» ou encore cette Chanson de chasse et de table qui « fut chantée par l’Auteur à SAS
Monsieur le Comte de Clermont à la première Chasse qu’il fit après une longue
attaque de Goutte. » Les couplets de la petit quinzaine de
chansons cynégétiques du recueil, sans prétention et faciles à
reprendre à l’unisson, ont
tous, on l’aura compris, la saveur de l’anecdote vécue.
De Laurent Labruyerre à Marie-Thérèse
de Savoie
Le comte de Clermont mourut en 1771, l’année de la publication des Ruses du braconnage rédigées par son
protégé devenu, par son bon vouloir, garde-chasse de ses terres. Pour pouvoir
continuer à dispenser ses talents dans les cours des grands, Laujon dut troquer
ses bottes crottées pour des escarpins de parquet ciré. Cela se sent aux thèmes
des chansons qu’il écrit alors. Si elles sont moins gaillardes, elles n’en
gardent pas moins la simplicité qui fait le succès des tubes qui vous galopent
dans la tête. Elles flirtent parfois avec des sujets qui font les délices des
lecteurs du XXIe s. que nous sommes. Je pense en particulier aux joies des
spectacles de lanterne magique. Quand le comte
d'Artois, futur Charles X et futur daron du duc de
Berry, épousa Marie Thérèse de Savoie, ce fut par procuration. Ce dernier grand mariage
de la monarchie de l'Ancien régime commença donc pour l’épousée par une traversée de la France. De Turin, elle
devait rallier Choisy où
l’attendait mari légal et beau-père royal. Un des arrêts fut prévu à
Nemours où un spectacle de lanterne magique avait été concocté à son attention. Laujon se fendit pour
la circonstance de chansons aimables qui devaient accompagner les images
projetées ou bien, peut-être, faire patienter durant les changements de
plaques.
L’art de Moreau
le jeune
Cette réunion précinématographique donna l’occasion à
Moreau le jeune de dessiner l’une des plus jolies illustrations du recueil qui
en contient pourtant un certain nombre. On y voit s’esbaudir, dans la pénombre,
une société choisie alors que la lanterne magique, projette la rencontre de Mme
la comtesse de Provence et de Mme la nouvelle comtesse d’Artois. Dans le halo
de l’image, un génie protecteur tenant flambeau volète au-dessus des deux
jeunes femmes tandis que, dans la pièce obscurcie, un petit chien fait de
petits bonds au rythme de la fredaine qu’un orgue de barbarie égrène. L’aimable
Moreau n’a marqué ni le tarin disgracieux, ni la mâchoire prognathe de la nouvelle
venue. C’est qu’on est bon enfant dans l’entourage de Laujon qui, sur un air
que nous continuons à bien connaître, finit de nous le prouver en faisant chanter à sa Petite diseuse de bonne aventure :
« Mon œil n’entrevit jamais / de sinistre augu-u-re /Je veux que sur mes
secrets / Ma gaîté rassu-u-re / Je ne sus jamais blesser / Mon plaisir est
d’annoncer : / La bonne aventure, Au gai, la bonne aventu-u-re. »
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Mon plaisir est d’annoncer : / La bonne aventure, Au gai, la bonne aventu-u-re |
Le
livre qui a permis de rédiger cette lorgnette est en vente à la librairie. Il
s'agit de:
Pierre Laujon
Les A propos de société ou chansons de M. L*** [suivi de] Les A propos de la folie ou
chansons grotesques, grivoises et annonces de parade
S.l.n.d. (1776) pour les deux premiers
tomes et s.l.n.d. (1776) pour le troisième.
Ensemble de trois tomes in-12 en reliure homogène postérieure(XIXe), demi-veau, dos à nerfs,
pièces de titre et de tomaison.
Titre gravé, 302 pp.; titre gravé, 316 pp. ; titre gravé, 319 pp. Pour
les tomes 1 et 2 : 2 titres
gravés, 2
figures hors-texte, 2 vignettes et
2 culs-de-lampe le tout dessiné
par Moreau. Au tome 3 :
titre-frontispice, 1 figure, 1 vignette et 1 cul-de-lampe dessinés par Moreau.
Édition originale et premier tirage des gravures dont une représente une projection de lanterne magique. Toutes illustrent ce savoureux recueil de chansons, présentés avec les airs notés de Pierre Laujon, auteur dramatique, poète, chroniqueur des joyeusetés du comte de Clermont et, bien-sûr, chansonnier du Caveau, membre des Diners du Vaudeville, de la Goguette, du Caveau Moderne, avant de devenir, sur le tard, Académicien.
"Les
illustrations sont d'une grâce ravissante et comptent parmi les meilleures de
Moreau" (Cohen, 604).
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