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l'énigme des gueules ouvertes de Bomarzo et Johnannot |
Vignette, véhicule
du romantisme
Convaincu qu’il amènera l’enfant à la lecture des bons auteurs par l’image,
Hetzel participe à la création – géniale –
de la vignette qui va, à jamais, faire le charme de l’édition illustrée
romantique. « Définie à partir de son centre plutôt qu’à partir de ses
bords, l’image surgit du papier comme une apparition, une chimère. »
La vignette, privée de contours, sert un univers « sans limites précises
qui semblent s’évanouir dans la page » (1). Or, Tony Johannot fut un des
chantres de ces croquis s’effilochant sur leurs bords, qui s’étalent au milieu
de la construction typographique de la page, comme « une invite à lire des
récits passionnés, traversés par des poignards, illuminés par des éclairs, au
milieu desquels se traînaient des héros pantelants et des héroïnes meurtries
(2).
Enterrement de vie
de garçon buissonnier
Nul mieux que Champfleury n’a résumé ce voyage écrit par
trois têtes et dessiné à deux mains : passionnés - traversés par des
poignards - illuminés par des éclairs – et au service de héros et d’héroïnes
brinquebalés. Qu’on voudrait les résumer, qu’on ne le pourrait pas. Qu’on
entrerait dans le détail, qu’on déflorerait bêtement cet enterrement de vie de
garçon saupoudré de poudre d’escampette. Jugez plutôt : Franz, à la veille
de se marier à l’exquise Marie, se laisse entrainer par son ami Jean dans une
suite ininterrompue d’aventures voyageuses habitées de personnages qui,
laissant parfois nos héros souffler, reprennent le récit à leur compte,
racontant contes merveilleux ou des épisodes de leurs propres vies. Pour
autant, cette imbrication échevelée n’est pas décousue, toutes tenues qu’elles
sont par les vignettes de Tony Johannot qui donnent le ton à cette fugue
prénuptiale.
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Johannot, admirateur de Jérôme Bosch |
Au bal avec Bosch
et Goya à Bomarzo
Si elles donnent le ton, elles ne retiennent cependant
pas la bride de l’imagination débordante de Johannot qui s’en donne à cœur
joie, faisant de son travail d’illustration « un ornement et non une
tache ; ce que tant de génies divers ont rêvé, ajoute Théophile Gautier,
il a pu le rendre et le transporter dans son art. » Il faut dire que
Johannot, sans complexe, mêle les demoiselles romantiques, les figures
échappées des contes allemands qui bercèrent son enfance, un-je-ne-sais-quoi
des créatures de Jérôme Bosch – à
l’exemple de cet oiseau à pieds d’hommes et à jambes bottées – et un soupçon de
Goya version capricieuse. Quant au monstre qui irrésistiblement, en
frontispice, avale les lecteurs confiants, il ressemble à celui de l’ogre du
jardin italien de Bomarzo. Même narines découvertes,
même œil rond et furibond, mêmes lettres tatouées, même gueule ouverte sur un océan de
noirceur qui fait frissonner de délicieuse terreur. Le truc étonnant, c’est que
ce jardin du XVIe siècle, dans ces années 1840, était parfaitement oublié. Il n’allait
être redécouvert qu’au XXe siècle et, seulement alors, apprivoisé par Cocteau
et Praz, célébré par les surréalistes, Salvador Dalì en tête…
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Les bêbêtes jumelles de Johannot et Goya |
Parce que c’était
Tony, parce que c’était Péji
Ce talent foisonnant, Tony le mit au service de cette
charmante déambulation écrite en majeure partie par Stahl redevenu Hetzel au
moment d’en concevoir la mise en page. Portée par une typographie légèrement
agrandie, par des images omniprésentes, on y retrouve l’allure des livres pour
(grands) enfants qu’il avait déjà commencé à publier. Si le résultat est si
réjouissant, c’est qu’il procède, une fois encore, de ce genre d’amitié que seuls
les livres savent nouer : les amis qui font des livres ensemble affermissent
sans le savoir leurs atomes crochus, scellent les origines du
parce-que-c-était-lui-parce-que-c-était-moi dans leur projet littéraire. Cette
amitié-là durera jusqu’à la mort prématurée de l’illustrateur, mort d’apoplexie
alors qu’il gravait une vignette destinée aux œuvres de Sand. Hetzel fut si
touché qu’il ne trouva pas ridicule de l’avouer à l’un de ses correspondants,
le docteur Laussedat : « Tony Johannot qui m’aimait (combien peu
d’hommes vous aiment, mon ami), Tony est mort à 49 ans. Que vous
dirais-je ? J’ai du chagrin, je viens de pleurer et comme vous êtes un peu
bête vous aussi, c’est à vous que je l’écris. »
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4 garçons dans le vent du Romantisme |
Johannot, Hetzel,
Musset, Mozart : 4 garçons dans le vent
Voyage comme il vous plaira naquit donc de la glorieuse rencontre
de Tony et de P.-J. Fort de ce constat, on est en droit de se demander ce que fabriqua
Alfred de Musset dans tout ça puisque son nom figure également au
générique de l’ouvrage. C’est son frère Paul qui nous éclaire sur son rôle,
en écrivant : « Pour assurer le succès de cet ouvrage de luxe, Hetzel suppliait mon frère d'y ajouter
quelques vers et de joindre son nom à celui de l'auteur de la prose. Alfred s'y
refusa d'abord obstinément; mais parmi les dessins de Johannot, qu'il regardait
avec plaisir, il remarqua une gracieuse figure de jeune fille assise au piano
et chantant. Le morceau de musique qui devait être intercalé dans le texte
était un lied de Mozart, encore inédit en France, et avec ce refrain Vergiss
mein nicht. Alfred de Musset le mit sur le piano de sa sœur, et quand elle l'eut
chanté, il le trouva si beau que l'envie lui vint de traduire les paroles. Bien
que ce fût un travail très difficile d'adapter des paroles à une musique
donnée, il l'exécuta séance tenante. C'était une sorte d'engagement pris. Les
images de Johannot lui inspirèrent encore un sonnet. L'éditeur n'en demandait
pas davantage. Marie et le lied en trois couplets, Rappelle-toi, furent insérés
dans le Voyage où il vous plaira; P.-J. Stahl écrivit tout le reste. »
Où le fantasque
frôle le Fracasse
On a du mal à croire, en parcourant ces pages aimablement
fantasques, qu’elles aient pu provoquer l’ire de Grandville qui faillit troquer
ses crayons pour une paire de pistolets et sa table de travail pour une prairie
brumeuse du petit matin. Dans leur Histoire d'un éditeur et de ses auteurs :
P.-J. Hetzel, Parménie et Bonnier de la Chapelle nous apprennent en effet que
« lorsque Hetzel édite les premières livraisons du Voyage où il vous
plaira […] Grandville fait un scandale : se croyant trahi, il accuse Hetzel et
Johannot de lui avoir volé l’idée d'Un autre Monde. Le conflit est heureusement
tempéré par la nature conciliante de Johannot, qui conduit Grandville à
reconnaitre son erreur. Mais, plus fougueux ou plus indigné, Hetzel va jusqu'à
menacer l'artiste d'un duel, [avant de s’en tenir à un soufflet
épistolaire] : « J'ai sous les yeux la lettre que vous avez écrite à Tony
Johannot. Du moment que vous reconnaissez que le Voyage où il vous plaira est
bien son affaire et qu'elle n'est point par conséquent la vôtre, votre conduite
avec moi n'est plus que ridicule. » Et vlan, dans les dents !
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Füssli-Johannot hennissant |
La solution est
sous notre nez
Le plus grand compliment que l’on put faire à Johannot,
c’est bien Grandville qui le fit en montant sur ses grands chevaux. Chevaux qui
– laissez-nous, ici, passer du coq à l’âne – rythment l’illustration de tout l’ouvrage. Non
pas par la présence de chevaux de relais, mais bien de chevaux hâves, aux yeux exorbités
et sans iris qui nous renvoient à la jument qui participa au succès du Cauchemar
de Füssli. Dès son exposition en 1782 à la Royal Academy de Londres, ce tableau
avait connu le succès. Une gravure de Thomas Burke reproduisant la peinture circula
dès janvier 1783, faisant gagner à son éditeur plus de 500 livre sterling :
une petite fortune. Nul doute que Johannot la vit passer, qui s’en empara et en
donna une interprétation réussie. Ces chevaux de songe sont la clé du livre. Embarqués
dans notre lecture, nous croyons dur comme fer tout ce que Stahl et Johannot
veulent bien nous faire gober alors que nous aurions dû nous méfier. Cette
récurrence hennissante aurait dû nous mettre la puce à l’oreille : figure
de cauchemar, elle appartient au monde du sommeil. A ce sommeil qui prend Franz,
à la veille de son mariage et qui le mène, et nous avec lui, dans un rêve
galopant, sans queue ni tête, étiré au fil des pages. Ce rêve que nous avons
pris pour réalité, il en est libéré au matin, à temps pour filer épouser sa
promise, nous laissant à la dernière page, comme deux ronds de flan, blousés, déboussolés
mais ravis. © texte et images villa browna/Valentine del Moral
(1)Charles Rosen et Henri Zerner, The Romantic
Vignette and […]
(2) Champfleury, Les Vignettes romantiques, […] cité par Ségolène
Le Men in Le rêve en vignettes, de Grandville à Hervey de Saint-Denys
T. Johannot – A. de Musset - P.-J. Stahl - [W.-A.Mozart]
Voyage où il vous plaira
Paris, J. Hetzel, 1843.
Petit in-4, demi-veau à coins, jolis plats de papier
guilloché, dos à nerfs orné.
Frontispice, (2 ff.), 4, 170 pp., (1 f.), Frontispice et 62
planches. Quelques pâles mouillures. Un petit manque en marge de page sans
gravité.
Édition originale de ces flamboyants voyages en zig-zags illustrés par Tony
Johannot de très nombreuses vignettes dans le texte et de 63 planches, dont le
frontispice, gravées sur bois.
"Ce livre, où l'illustration abonde, est (...) un
très beau spécimen de l'époque romantique par son originalité" (Carteret,
III, p. 596).
Tampons d’ex-libris du comte Meyer Baggio, Suisse
d’Hermance et de Prosper Baggio.
Infos et commande par e-mail ou par téléphone 09 53 76 14 18