JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS. (C’est dommage : dans la suite du texte, on assiste à un dialogue d’outre-tombe, on remonte à contre-courant le long fleuve de la création, on compare cubisme, playmobil et smiley, on suit à la trace des noirs sauvageons)
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aquarelle originale d'Albert Gleizes |
Drôle
de voyage neuro-temporel qu’a effectué Albert Gleizes en 1950. Ce
chantre de l’abstraction propose aux amateurs, rien que cela, de rentrer
dans les Pensées de Blaise Pascal. Il fait paraître à Casablanca
aux éditions de la Cigogne, un livre d’artiste de premier ordre, livre
qui est arrivé entre nos mains enrichi d’une très belle gouache
originale, de dessins originaux, de gravures en premier état et de la
rare plaquette explicative qu’il rédigea dans la foulée. A première
vue, rien ne lie Blaise et Gleizes, ni le siècle dans lequel ils
vécurent, ni leurs domaines de prédilection. Leurs années de formation
les opposent, Gleizes (1881 - 1953) étant autodidacte, Pascal (1623 – 1662) ayant reçu une éducation policée. Cependant, chacun à leur manière, les deux bonshommes furent des théoriciens hors-pair. Le Traité de l’équilibre des liqueurs de Blaise
par exemple marque l’histoire de la mécanique et permet après que les
méthodes du calcul infinitésimal aient été développées, à d’Alembert et
ses successeurs de formuler la théorie générale des fluides. Du Cubisme que
Gleizes cosigne avec Metzinger en 1912 légitime les peintres cubistes
en affirmant que « le fait de se mouvoir autour d'un objet pour en
saisir plusieurs apparences successives qui, fondues en une seule image,
le reconstituent dans la durée, n'indignera plus les raisonneurs ». C’est donc par le fil de la théorie que le courant passe entre eux deux.
QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS (mais qui le prennent).

Le fil de la théorie d’une part et d’autre part l’expérience de la conversion qui les transforme tous les deux.
Début novembre 1654, Pascal et quelques amis ont pris place dans une
voiture qui les brinquebale via le pont de Neuilly. En le franchissant,
les chevaux dérapent et se déportent sur le côté. Dans leur élan, ils
défoncent le parapet et plongent dans la Seine. Pascal croit sa dernière
heure arrivée. Mais l’attelage se rompt et la voiture stoppe en
équilibre oscillant dangereusement entre la terre ferme et le vide. Les
chevaux sont perdus, les hommes sauvés, Pascal sonné. Il ne sort que
quinze jours plus tard de cet état comateux, état remplacé aussi sec, le
23 novembre par une extase qui le tient en transe de dix heures et
demie du soir à minuit passé. Pour lui-même, il écrit alors une note
brève, connue en littérature sous le nom de « Mémorial », qui commence
par « Feu. Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, pas des philosophes ni des savants… » et s’achève sur le Psaume 119,16 : « Je n’oublierai pas ces mots. Amen. »
Remarquez bien qu’il ne risque pas de les oublier puisque tout le
restant de sa vie, il va coudre secrètement ce bout de papier dans
l’ourlet de chaque vêtement qu’il porte. C’est un valet qui le
découvrira par hasard après sa mort. L’expérience est moins
spectaculaire en ce qui concerne Gleizes quoique tout aussi décisive.
Nous sommes en 1918. Albert Gleizes surgit d’on ne sait où et se plante
devant sa femme qui est en train de peindre des acrobates. Les yeux
exorbités, le geste débridé, il s’écrie : « Un truc terrible vient de
m’arriver, je retrouve Dieu. Dieu existe. On ne peut pas se passer de
lui ». Sa femme détache lentement son regard de sa toile et posément :
« Allons bon Albert. Ne t’en fais pas. Prends donc une tasse de thé et
tu verras tout ira mieux ». Puis, elle retourne à son ouvrage.
Madame Gleizes a visiblement sous-estimé l’impact de la révélation sur
son mari. Ses recherches picturales se feront dès lors toujours plus
spirituelles. Par des chemins parallèles qui ne se croisent pas,
Blaise et Albert sont arrivés à la même conclusion qu’il y a deux sortes
de foi. Elles sont humaine et divine pour Pascal qui constate que
seule la foi divine ne peut pas être sujette à erreur, parce que Dieu ne
peut ni nous tromper, ni être trompé. Elles sont humaine et artistique
chez Gleizes pour qui, seule la foi artistique ne peut être sujette à
erreur, parce que l’art ne peut ni nous tromper, ni être trompé. C’est
ce qu’il y a de plus transcendant chez l’homme. Et voilà qu’en
1950, le peintre part à la rencontre du penseur. Il met sa main au
service des mots de Pascal. Le biographe de Gleizes, Peter Brooke, a vu
dans ce livre d’artiste un testament en cinquante-sept eaux fortes. Ce
ne fut pourtant pas un projet personnel puisque ce fut au contraire une
commande de 1948 qui émanait de l’éditeur Jacques Klein. Pourtant
Gleizes s’y jette à corps perdu. L’année 1949 sera toute entière
consacrée aux illustrations des Pensées. Au fil des semaines, il
se surprend à revisiter les différentes périodes de son travail depuis
1914. Sa concentration est intense, son engagement physique total. Il a
68 ans, une faiblesse aux yeux qui dégénère en inflammation. Il perdra
l’usage de son œil droit l’année suivante.
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du dessin à la gravure |
L’exemplaire que nous
feuilletons, un des 19 du premier papier, a ceci de saisissant qu’il
nous permet d’approcher au plus près l’artiste dans sa démarche. Outre
la suite en bistre de toutes les illustrations, il recèle une suite en
noir de 15 eaux-fortes préparatoires, 3 dessins originaux et une gouache
originale. Nous voilà parés pour remonter à contre-courant le long
fleuve de la création, de l’image aboutie à l’image ébauchée.
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du cubisme au smiley en passant par le playmobil |
Les
dessins préparatoires montrent des lignes et des courbes tracées d’une
main sûre que seule l’encre vient adoucir
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danses macabres |
en décidant ici ou là de
sortir un peu plus épaisse, un peu moins régulière. Gleizes appuie plus
ou moins sur le papier comme il entaillera plus ou moins profondément sa
plaque à graver. Toute trace de crayon à papier a disparu. Seul
subsistent les traits d’encadrement. C’est au crayon également qu’il
signe et paraphe les dessins. Il n’est pas question de passer en
revue chaque eau-forte et d’abord parce que la découverte de chacune
d’elle reste une expérience rare qu’il faut tenter individuellement.
On peut cependant difficilement résister à en présenter une ou deux
pour le plaisir d’y déceler le double apport pictural de Gleizes et de
l’histoire de l’art universelle. Ne pense-t-on pas infailliblement aux
danses macabres du Moyen-Age, à celle du cimetière parisien des Saints
Innocents en devinant sous une arcade stylisée un squelette qui invite
du bras un élégant mortel à le suivre. La tête de l’homme préfigure les
yeux ronds des Playmobil et la bonhommie des smileys qui voient
successivement le jour dans les années 70.

L’icône de la
Transfiguration de Théophane le grec, par ses lignes, ses montagnes
géométriques annonce quant à elle le cubisme humanisé de Gleizes. Rien
ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme et le cubisme qui fut
d’avant-garde, moderne pour un temps, apparait désormais classique.
Quant
l’ascension de la Vierge, vitrail d’aquarelle dans lequel on retrouve
le bleu immuable de la robe virginal, il est détouré d’un noir immanent à
l’art de Gleizes, qui n’est pas sans rappeler le cerne des vitraux.
Parfois léger, parfois envahissant, il joue à cache-cache avec toute une
palette de roses qui va jusqu’à virer au violet, mélange du bleu (la
divinité) et du rouge (l'humanité). Dieu s'est fait homme, voilà ce que
rappelle la composition de Gleizes.
Plus largement, le placement
erratique du noir semble avoir conquis le XXe siècle laïc et religieux. A
la Vierge de Gleizes on peut comparer la Psyché du maître verrier Louis
Barillet (1880-1948). Autour des deux dames, les noirs sauvageons se
répartissent sans logique créant un malstrom visuel digne du foutoir
provoqué par les conflits armés du siècle qui les a enfantées.
Dans la plaquette qui fut le support de l’exposition qui accompagna à l’été 1950 la parution des Pensées de Pascal sur l’homme et Dieu,
Gleizes donne « quelques explications pour aider le lecteur à pénétrer
le caractère un peu mystérieux des illustrations qui accompagnent le
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plaquette explicative |
texte pascalien ». Il « espère qu’elles aideront le lecteur à suivre
aisément les intentions de l’illustrateur. Ces intentions ne sont pas
compliquées. […] Pascal, géomètre et mathématicien, au XVIIe siècle,
recouvra la raison de la réalité à ses divers échelons, il retrouva
l’Homme et Dieu. Au XXe siècle, l’anticipation pascalienne ne saurait
demeurer dans l’exceptionnel ; puisse cette édition du grand texte aider
des bonnes volontés à se redécouvrir en reprenant conscience de
l’Incarnation ». Gleizes ne forme pas de vœux pour le lecteur du XXIe
siècle. C’est peut-être Guillaume Apollinaire qui s’en est chargé en
synthétisant d’une phrase le travail du plus humaniste des cubistes :
« La majesté, voilà ce qui caractérise avant tout l'art d'Albert
Gleizes. Il apporta ainsi dans l'art contemporain une émouvante
nouveauté. »
© texte
et illustrations villa browna / Valentine del Moral.
LE LIVRE QUI A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est en vente à la librairie:
[Albert GLEIZES] Blaise PASCAL. Les Pensées de Pascal sur l'homme et Dieu.
Casablanca, éditions de la Cigogne, 1950. In-4, en feuilles, couverture rempliée, sous chemise et emboîtage.
206 pp., suite des originaux et suite en bistre, suite des eaux-fortes préparatoires. Feuillet de publicité. Un des 19 exemplaires de tête sur vergé de Montval à la main, filigrané aux armoiries de Pascal, contenant:
3 dessins originaux,
une gouache préparatoire,
une suite en bistre de toutes les illustrations du livre,
une suite en noir des 15 eaux-fortes préparatoires. Parfait
état de ce remarquable livre d'artiste illustré de 57 eaux-fortes
originales d'Albert Gleizes dont plusieurs en hors-texte. Tirage limité à
235 exemplaires.
Monod, Vol. II n° 8882, J. Loyer n° 21 à 77.
BIBLIOGRAPHIE
Peter Brooke, Albert Gleizes: for and against the Twentieth Century. Yale, 2001.Emile Picard,secrétaire perpétuel de l’académie des sciences, Discours à l'occasion du Troisième centenaire de la naissance de Blaise Pascal, célébré à Clermont-Ferrand.
Catherine Mayaux, « Séduction du rite et conversion par l’art, de Huysmans à Claudel », Revue de l’histoire
des religions [En ligne]
http://www.exponaute.com/magazine/2013/07/10/gleizes-et-metzinger-binome-cubiste/
http://17emesiecle.free.fr/Pascal.php http://www.academieduvar.fr/oeuvres/heures/heures2014/PerreauJacob.pdf
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