LORGNETTES DE LA GRANDE GUERRE [2]
JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS. (C’est dommage : dans la suite du texte, Edgar Allan Poe rode, Gus Bofa prête sa démarche à Keyser Söze, les rats singent les Poilus, le clair-obscur, vitriol de l’illustration, prend ses aises et Mac Orlan rougit de plaisir).
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Mac Orlan et Gus Bofa dans Les poissons morts |
QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS (mais qui le prennent).
Eux,
qu’on prit au mariage de Roland Dorgelès « pour des gens de maison car
[ils étaient] tous rasés, ce qui n’était pas la mode », tombèrent des
nues en rejoignant le front, et d’abord parce que ceux qui les avaient
précédés avaient les cheveux longs(1) et la barbe hirsute, hippies
militarisés, ce qui est vous en conviendrez, des plus incongrus.
Difficile
de s’y faire...et d'y rester dans la Grande Guerre. Celle de Mac Orlan s’arrêta sur
blessure en septembre 1916 à Péronne à une encablure de la maison
paternelle désertée depuis Mathusalem. Celle de Bofa, plus tôt encore en
décembre 1914. La hanche atomisée, la jambe écrabouillée, il refusa
pourtant l’amputation, se releva la guibole débinée et le panard de
traviole, trouva des chaussures orthopédiques à sa taille et inventa la
boxe à cloche pied.
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Bofa(s) |
Si Mac Orlan dédicaça son Rire jaune à
« G. de Pawlowski et Gus Bofa en témoignage de profonde amitié », on
peut raisonnablement supputer que ces deux-là devaient s’entendre pour
supporter la promiscuité de page. Ils devaient même s’entendre plutôt de
près que de loin pour avoir signé ensemble Signaux à l’ennemi, un « petit
chef—d'œuvre d'humour, de sensibilité et de malice terriblement
française »(2). Voilà qui est dit et restons-en là mais pas sans vous
conseiller le passage savoureux de la morsure profitable : se faire
mordre par le chien Godillot, mascotte charmante à la généalogie
chaotique et au mal de cœur agressif était, eh oui, une façon imparable
pour gagner un mois peinard à l’arrière.
En passant aussi, ne dédaignez pas la lecture du Chant de l'équipage
qui fut le premier d’une longue série de succès pour Mac Orlan, ce qui
rétrospectivement doit vous faire pousser un ouf de soulagement. Le
gaillard avait en effet un jour affirmé qu’il « écrivait pour ne pas
devenir un assassin ». Certains universitaires au-dessus de tout soupçon
échafaudent avec gourmandise des parallèles entre ce best-seller et l’Ile au trésor
du grand, de l’incontournable R.L. Stevenson. Dans un écho d’outre-tombe
(ou peut-être de bouche de métro) Raymond Queneau allèche un peu plus
le chaland : « J'ai bien souvent relu Le chant de l'équipage et, à
chaque fois, m'enchantent la grande peur d'Eliasar, les cravates
d'Heresa, les cuites de Bébé-Salé, l'odyssée de l'Ange-du-Nord ».
Arrêtons-nous un peu plus longuement sur ces étonnants Poissons morts,
parus en 1917. A sa sortie, ce récit des premiers mois de guerre
choqua, les dessins de Bofa ne passèrent pas. On dit que le duo avait
pris la chose avec trop de désinvolture et pas assez de respect.
Pourtant, tout y est, rien n’est édulcoré dans ce livre, des anecdotes
aux portraits en passant par les pensées, nombreuses, qui traversent
l’esprit de Mac Orlan. Gus Bofa, à la démarche que Keyser Söze connut à
n’en pas douter pour l’avoir si bien mimée dans Usual suspects, a donné à l’ensemble une tension désabusée.
Le
titre même est duraille. Avouez que l’image de poissons morts, ventre à
l’air, dérivant par paquets dans la Moselle n’est pas des plus
réjouissantes. Or, ce sont ces poissons qui initient le narrateur à la
guerre moderne et à ses dames de compagnie, les grenades. Le soir, roulé
dans sa couverture, Mac Orlan « fut peut-être le seul à considérer
cette déroute aquatique à la manière d’un conte d’Edgar Allan Poe ». Tu
m’étonnes ! Enfin…pas tant que ça. Alan F. Farrell (3), un épatant
professeur-écrivain américain de notre connaissance, guerroyant alors en
pleine jungle vietnamienne, se retrouvant nez à nez avec le pied
sectionné à la hauteur de la cheville d'un Vietminh qui venait de sauter sur
une mine et y voyant la moelle bouillonner, eut comme toute première
pensée que, dingue! Homère avait raison d'écrire que sur le champ de
bataille "on voit même la moelle jaillir des vertèbres". (4)
Anyway, « à cette époque, [Mac Orlan était] déjà hanté par les Aventures d’Arthur Gordon Pym »,
au point de les faire illustrer après-guerre par Bofa et Falké pour les
éditions de la Banderole qu’il conseilla. La littérature nourrit les Poissons morts.
Edgar
CLAIR-OBSCUR Dormeur de la tranchée |
Allan mais aussi Rudyard y accompagnent fidèlement Pierre. Des
extraits de Kipling sont mis en épigraphe et la partie sur la Somme
s’ouvre sur un chapitre intitulé « La route de Mandalay »… C’est Théo Varlet, traducteur de Stevenson et de Kipling, qui lui avait fait lire avant-guerre La Lumière qui s'éteint et La Chanson de Mandalay.
Et si « Gus Bofa [voyait] dans l’aptitude de Mac Orlan à nourrir son
imagination de faits et de détails techniques un point commun – et le
seul – avec Kipling » (5), les amours littéraires de jeunesse,tenaces,
poussèrent l’écrivain à persister et à signer… Pour exemple, en exergue
de Bob bataillonnaire on retrouve encore les mots de Kipling : « J’ai payé ce que j’ai appris / Sans jamais discuter le prix ».
Mais le plus marquant dans les Poissons morts reste
la limpidité qu’on y trouve, la pertinence du récit avec lesquels les
lecteurs numéralisés du XXIème s. que nous sommes pactisent étonnamment
vite. L’impression est accentuée par le fait que certaines pensées
procèdent de l’aphorisme qui comme chacun sait
est de toute éternité.
Dans le fond, « c’est une question de politesse […] il faut toujours
participer à la pensée de quelqu’un quand ce quelqu’un vous fait la
grâce de causer avec vous », ou d’écrire pour vous.
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CLAIR-OBSCUR Le feu de camp |
Les
poissons ne sont pas les seuls animaux à tenir dans le récit le haut du
pavé. Outre les chiens, la place que Mac Orlan a octroyée aux rats a
révulsé ses contemporains. Pourtant, la chasse aux rats,c’est
l’occasion d’avoir prise avec la réalité de la vie normale, c’est
retrouver un dégout à taille humaine,
c’est s’occuper les méninges et
oublier les lendemains qui ne chantent pas. Plus métaphoriquement, les
rats sont les Poilus eux-mêmes et il ne faut pas nous étonner que
l’écrivain leur ait donné la parole un chapitre entier. Pourchassés par un
ennemi de taille, le chien, ils font preuve d’astuce, de panache, de
désinvolture et reconnaissent au trou, la tranchée du rat, des avantages
non négligeables. Gus Bofa adhère au discours de son ami dès la
couverture qui présente un homme, un poisson et un rat en sale état.
Bofa a également parsemé les chapitres d’instantanés en noir et blanc,
chargés de clair-obscur, le vitriol de l’illustration. Regardez plutôt.
Un homme (peut-être deux) git allongé, sans doute face contre terre : Il
[ne dort pas] dans le soleil, la mainsur sa poitrine |Tranquille »,
mais protégé
par l’ombre tranchée de la tranchée. Un autre soldat pousse la
chansonnette, seul sur scène, éclairé par les feux de la rampe. Ses
compagnons dorment tout autour, bercés par son récital. Un poilu dont la
fumée de la pipe fraternise avec celle de sa pitance en train de
réchauffer, irradié par la lumière du feu, devient un poor lonesome
cow-boy who « has
got a long long way to home / Over mountains and over prairies »,
par-delà les tranchées et les no man’s lands. Du texte et du dessin
émerge une poésie naturelle, qui par courtoisie se reprend et nous amuse
au moment même où elle allait nous saisir à la gorge.
CLAIR-OBSCUR Les feux de la rampe |

Mac Orlan sans fards |
(1) Dixit Mac Orlan dans les premières pages des Poissons morts.
(2) in La revue de la Quinzaine du Mercure France. 1918. (3) Dr Alan
Ford Farrell, Cortez in Darien, in Arion, A journal of Humanities and
the Classic, Boston University.(4) Iliade, XX, 483.(5) Baritaud citant
Bofa, Notes de Lectures sur Légionnaires « les livres à lire…et les
autres », Le crapouillot, nov 1930.
LES LIVRES QUI ONT PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE sont en vente à la librairie:
[Gus Bofa], Pierre Mac Orlan Les poissons morts. Illustrations de Gus Bofa
Paris, Payot, 1917.
In-12 broché, couverture illustrée en deux tons par Gus Bofa. 243 pp., table, extrait de catalogue.
Edition originale. Illustrations de Gus Bofa. en savoir plus ou commander l'exemplaire
[Gus Bofa], Pierre Mac Orlan Bob le bataillonnaire (roman d’aventures)
Paris, Albin Michel, 1919.
In-12 broché, couverture illustrée en couleurs par Gus Bofa. Dos abimé. 254 pp., table, extrait de catalogue.
Edition originale. Envoi de Mac Orlan à la plume. Illustrations de Gus Bofa.en savoir plus ou commander l'exemplaire
Gus Bofa, [Blanchot, Gustave] Synthèses littéraires & extra-littéraires.
Paris, Mornay, la collection originale, 1923. 22 pp. dont dédicace, faux-titre, titre et avertissement, [2], 34 planches, [2], 6 planches, [2] pp.
In-8, demi-vélin à coins, dos orné du titre et d'une vignette dessinée le tout à l'encre noire et rouge. Couvertures et dos conservés.
Edition originale. Un des exemplaires numérotés sur vergé blanc. Préface de Dorgelès, croqué par Bofa à l’instar de Proust, Loti, Huysmans, Renard, Courteline et bien d’autres. L’auteur avertit que “ce titre elliptique quoiqu’il puisse signifier, s’applique assez inexactement aux dessins qu’il annonce. Un titre plus complet eût été Synthèses, Analyses, Exégèses, Prothèses, Antithèses, Diathèses, Synopsies, Symboles, Paraboles, Impressions, Expressions et divertissements littéraires, qui ne signifierait, d’ailleurs, rien de plus”. Ces synthèses sont suivies de 6 synthèses extra-littéraires.en savoir plus ou commander l'exemplaire
Paris, Mornay, la collection originale, 1923. 22 pp. dont dédicace, faux-titre, titre et avertissement, [2], 34 planches, [2], 6 planches, [2] pp.
In-8, demi-vélin à coins, dos orné du titre et d'une vignette dessinée le tout à l'encre noire et rouge. Couvertures et dos conservés.
Edition originale. Un des exemplaires numérotés sur vergé blanc. Préface de Dorgelès, croqué par Bofa à l’instar de Proust, Loti, Huysmans, Renard, Courteline et bien d’autres. L’auteur avertit que “ce titre elliptique quoiqu’il puisse signifier, s’applique assez inexactement aux dessins qu’il annonce. Un titre plus complet eût été Synthèses, Analyses, Exégèses, Prothèses, Antithèses, Diathèses, Synopsies, Symboles, Paraboles, Impressions, Expressions et divertissements littéraires, qui ne signifierait, d’ailleurs, rien de plus”. Ces synthèses sont suivies de 6 synthèses extra-littéraires.en savoir plus ou commander l'exemplaire