
JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS. (C’est dommage : dans la suite du texte, Sem retrousse le bas de ses pantalons, on croise les cadors du chic Karl, Boni, Rita et compagnie, on enfile le manteau de laine doublé de loutre de Proust).
Remonter dans le passé, c’est un peu
comme voyager au loin. On se sent de la même planète que les indigènes
que l’on croise, tout en ayant l’impression d’être étranger à leur
monde, leurs us, leurs codes. Du coup, le Cours de vie parisienne à l'usage des étrangers
que Marcel Boulenger publia en 1913 nous est particulièrement utile, à
nous qui vivons à cent ans de distance des étrangers du XXème
siècle. Qu’y lit-on dans ce vade-mecum ? Que quotidiennement, il faut
«faire au pas une fois ou deux - pas plus ! – l’allée des Acacias, et
rentrer au galop de cirque par l’avenue du bois»1 ! Le caricaturiste Sem avait prôné un autre usage de l’endroit. « Il se postait chaque matin dans l'allée des Acacias, dès dix heures, avec son ami Boldini. Sem avait une silhouette de jockey et ne se montrait en public que tiré à quatre épingles »2.
Souvent rejoint par Helleu, ils détaillaient le monde du bois-joli qui
est passé par ici - qui repassera par là (Vous vous souvenez ? un aller
et retour : pas plus !). Ces matinées d’observation se verront
cristallisées en 1901 dans l’Album des Acacias dont nous ouvrons
la chemise cartonnée sur le haut de laquelle Sem, à l’encre noire, a
écrit un envoi à Michel Manzi, marchand d'art éclairé, graveur, ami de
Degas et de Toulouse-Lautrec.
QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS (mais qui le prennent).
L’allée des Acacias c’est un OVNI
dans le panorama sylvicole de Paris. Après 1815, « la forêt du bois de
Boulogne fut restaurée et 420 000 arbres plantés, cette opération de
reboisement d'envergure réparant les saccages commis par les campements
des armées alliées qui avaient coupé les arbres à un mètre du sol.
Différentes variétés d’arbres furent plantées ; au côté de l’érable et
du sycomore, du vernis du Japon, du tilleul et de l'orme, la préférence
allait aux marronniers et aux platanes. Le baron Haussmann s'en explique
dans ses Mémoires : « On
doit à mon goût prononcé pour les marronniers des jardins de nos
palais, l'emploi très généralisé de cette essence d'arbres dans nos
plantations de tout ordre. Je m'accuse également d’avoir favorisé les
platanes »3. Le Tout-Paris ne pousse cependant pas son
snobisme à entourer l’allée de toutes ses attentions pour la seule
présence d’une essence inhabituelle, mais plus prosaïquement parce
qu’elle est aérée et rectiligne alors que l’allée des poteaux est sinueuse.
Pourtant parfaite pour piquer un petit galop, elle ne fut de toute
éternité descendue et remontée que lentement. La seule allure qui valait
n’était ni le pas, ni le trot, ni le galop, mais le chic !
A 11 heures, un premier passage s’organise. Tandis que les curieux à
pied investissent les bordures, pschutteux et élégantes se promènent
croupe à croupe, mails-phaéton, cabriolets et autres landaus rivalisent.
Quelques jeunes gommeux passent en coup de vent et leur font de temps à
autre une queue de poisson. Puis, l’allée est désertée jusqu’aux
alentours de trois heures de l’après-midi. Les cadors du chic à cheval
daignent alors faire leur tour, tandis que tout le reste de l’humanité
est parti vaquer à ses occupations ou plus extravagamment, est allé
travailler.
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L'allée des acacias côté jardin et côté cour.carte postale
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Du noir et blanc dans la couleur |
C’est l’heure bénie pour Sem. C’est le moment qu’il choisit de fixer sur sa frise. Il croque un après-midi ordinaire, ni veille de Fête des fleurs qui en juin met en émoi le bois, ni un jour de Grand prix à Longchamp qui transforme les allées en pistes de procession païenne. Sem et Roubille immortaliseront cet happening hippique en 1908 dans une frise que nous avons détaillée dans une lorgnette précédente. Dans la frise qui nous occupe présentement, les cavaliers du Tout-Paris daignent mêler la trace des sabots de leurs chevaux aux roues des imposants mails-coachs qui trimballent leur quota de badauds venus se rincer l’œil. Seulement deux voitures osent faire pétarader leur moteur, dont une conduite par un chauffeur ébène escorté d’un chien ivoire qui est l’unique personnage des 6 mètres de frise qui nous regarde dans le blanc des yeux, avec un sourire complice. Bien qu’allant à toute berzingue, l’automobile de Santos-Dumont ne fait peur à personne et semble quasiment être chargée par le colonel de Sancy et son acolyte en civil.
Pour galoper en suspension, le
militaire a engagé ses bottes jusqu’à la garde dans les étriers. Mais
enfin colonel, ça ne se fait pas ! Tout le monde sait qu’il faut pousser
sur l’étrier de la seule pointe du pied et l’arrimer en descendant bas
le talon. A regarder les élégants que Sem a dessiné, on voit
parfaitement de quoi il retourne : outre donc, Sancy, emporté par son
triple galop lancé, Lindermann qui se tient à la perpendiculaire et a
fortiori Blanche de Montigny qui monte en amazone, tous ont le port haut
mais le talon bas. Or, Sem « fait, chose rare, des pieds et des mains
ressemblants»4, ce qui nous permet de pousser à l'extrême
notre observation. Autant dire qu'on en fera bon usage: prenez Fischof,
par exemple, les mains sont gentiment posées sur le pommeau, les
talons sont bien descendus mais les pieds sont en canard, sans doute
dans leur position naturelle de marche. Le gaillard porte beau mais
surtout confortable ! Ce «well-known French sportman» 5, avait épousé la fille du marchand d’art Sedelmeyer dont il fut l’émissaire à New-York de nombreuses années. Emma
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Des étriers révélateurs |
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Mister Fishof et Docteur Dieu |
Fischof, devint en 1890 et pour un bail, la maitresse de Docteur Dieu,
comme l’appelait Sarah Bernhardt, alias Samuel Pozzi, qui créchait
avenue d’Iéna, à une encablure de la rue Dumont d’Urville où
habitaient les Fischof. Voilà de quoi encore simplifier les choses ! Easy-going, lnotre gaillard ferme les yeux et en prend son parti. Sem donne à Eugène, un air réjoui, les mains et les pieds de celui qui prend avec bonhommie, la vie comme elle vient.
Derrière ce sybarite, à bonne
distance tout de même, on retrouve Boni de Castellane qui a tant inspiré
Sem. Ses mains à lui dépendent de ses coudes qui collés au corps se
doivent d’être un chouilla rejetés en arrière afin d’obliger le corps à
se cambrer. La ligne est accentuée par le col dur et le haut de forme
bien brossé et légèrement trop petit qu’il porte en avant.
La cambrure à la Boni, ainsi que les procédés pour y parvenir se
retrouvent adoptés par mademoiselle Rita del Erido qui mène de main de
maitre son petit attelage. Elle fit la une de La vie au grand air mais aussi de Paris qui chante.
Elle était née Margaretha Liebmann, en Allemagne, se fit passer pour
Rita del Erido, écuyère de cirque et comédienne espagnole avant de
devenir en 1910 madame Henri Duvernois, homme de lettres françaises.
Dans sa nouvelle Gigi, Colette donne de cette amazone moderne un
raccourci tourbillonnant alors qu’un héritier du sucre, «fit, pour un
souper, ouvrir le restaurant du Pré-Catelan quinze jours avant la date
habituelle. Entre les tables du souper, Rita del Erido caracola à
cheval, en jupe-culotte à volants de dentelle blanche, un chapeau blanc
sur ses cheveux noirs, des plumes d’autruche blanches écumant autour de
son visage implacablement beau».
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Dos à dos? non! cambrure à cambrure.
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Rita del Erido, Colette, que l’on retrouve toutes deux dans la frise de 1908 - En route pour Longchamp-En route pour Longchamp- mais encore Montigny, Helly, Réjane, Balthy sont des femmes selon le cœur de Sem, à savoir, douées, libérées, travailleuses, uniques en leur genre, en un mot assez fortes pour supporter que l’œil du dessinateur se pose sur elles. N’avoue-t-il pas un jour qu’il explique sa manière de travailler que si le modèle qu’il choisit « est une femme, avec une sorte de fureur sadique, [il] lui arrache sa voilette, [son] crayon lui fourrage ses narines, sous son fard [qu’il] racle, [il] récure ses rides […] C’est un crêpage de chignon, [il] la plume toute vive ».
Si parfois quelques dames ont pu
s’affoler des attentions que leur prodiguaient Sem, ce n’est franchement
pas le cas ici. C’est en effet le cadet des soucis de celles qu’il a
élues pour figurer sur sa frise des Acacias. D’ailleurs, souvent, leur
apparence et leur physique leur servent de marque de fabrique. Regardez
la caricature que fait Sem de Louise Balthy. Liane de Pougy se souvient
dans ses Cahiers bleus que « sa voix avait un charme
extraordinaire, grave, sonore et modulée. Un jour une jolie femme-sotte
dit à quelqu'un devant elle, devant Louise : « Louise est laide ».
L'interpellée répondit : « Louise n'est laide que pour les imbéciles » 6.
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Sem et Proust
chantres du cénacle des acacias
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L’allée, chez Proust, devient un tel mètre-étalon qu'il s’y référe à plusieurs reprises. « L’aspect de Mme
de Forcheville était si miraculeux, qu’on ne pouvait même pas dire
qu’elle avait rajeuni mais plutôt qu’avec tous ses carmins, toutes ses
rousseurs, elle avait refleuri. Plus même que l’incarnation de
l’Exposition universelle de 1878, elle eût été, dans une exposition
végétale d’aujourd’hui, la curiosité et le clou. Pour moi, du reste,
elle ne semblait pas dire : « Je suis l’Exposition de 1878 », mais
plutôt : « Je suis l’allée des Acacias de
1892. » Il semblait qu’elle
eût pu y être encore. » La dame en question, c’est Odette, qui à la mort
de Swann fait une double fin en épousant le duc de Forcheville et en
mariant dans la foulée sa fille Gilberte à Robert de Saint-Loup. Proust
avait offert à Saint-Loup la « peau blonde » et les « cheveux aussi
dorés que s’ils avaient absorbé tous les rayons du soleil » de son ami
Boni de Castellane. En janvier 1908, quand il évoque dans une lettre à
Reynaldo Hanh, la volée de coups de canne assénées par Boni
sur le crâne de son cousin germain Elie de Sagan, c’est pour prendre la
défense de l’offenseur à qui l’offensé venait de chiper l’épouse, Anna
Gould. Son « je crois que pour [Sagan] Gould est surtout Gold » faisait
bien le pendant du bon mot qui avait circulé au moment du mariage de
Boni : « Anna Gould est belle vue de dot ». Dans la frise, se trouve
aussi Marcel Boulenger, comme on le voit bien, «rasé et très anglais»8, « jeune homme libre, énergique, délicat et mince qui s’obstina à sentir bon»9
même pendant son service militaire et qui entretint une correspondance
avec Marcel Proust. Encadrée par la lucarne de sa voiture, la chevelure
de
Réjane dont il sera le locataire en 1919, attire comme le centre d’une
cible. Il y a encore Karl de Beaumont, le père d’Etienne, le grand ami
de Marcel, chez qui l’écrivain passera son dernier réveillon en 1921 et à
qui il fera sa dernière visite mondaine au début d'octobre 1922, avant
de s’éteindre en novembre. Sem, lui, mourra en 1934. Les deux hommes
auront vécu sur deux trajectoires tout à fait parallèles, de celles qui
ne se rencontrent pas. Ils auront tout deux passé indemnes le Rubicon
de 14-18 dans lequel se noya le monde qu’ils avaient si bien croqué, Sem
par les extérieurs, bas de pantalons retroussés et armé de son crayon
Koh-I-Noor ; Proust de l’intérieur, emmitouflé dans son manteau de laine
doublé de loutre, muni d’une plume mécanique au réservoir-fontaine
intarissable.
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Boni-Anna-Hélie: les cousins et la "dot en gold" |
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Réjane dans la lucarne |
© texte et photos villa browna sauf mention contraire | Valentine del Moral
Bibliographie:
1. Cours de vie parisienne à l'usage des étrangers Marcel Boulenger P. Ollendorff, 1913
2. Charles-Roux, Edmonde. L’irrégulière.
3. Gérard Peylet, Paysages urbains de 1830 à nos jours.
Derex Histoire du Bois de Boulogne : le bois du roi et la promenade mondaine de Paris
Ghislaine Bouchet, Le cheval à Paris de 1850 à 1914.
4.Sem. collections du Musée Carnavalet : exposition. 1979.
5. New York times, juillet 1910.
6. Liane de Pougy - Mes cahiers bleus - Plon – 1977
7. Proust, Du côté de chez Swann.
8. La vie parisienne 1904.
9. Jules Renard, Le Cri de Paris, 22 janvier 1899
LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est actuellement en vente à la librairie:
SEM. L 'Allée des acacias.
Paris, s.l., 1901.
Grand port-folio à rubans illustré en couleurs.
Envoi sur la première de couverture de Sem à Michel Manzi, marchand d'art éclairé, graveur, ami de Degas et de Toulouse-Lautrec.
Grand port-folio à rubans illustré en couleurs.
Envoi sur la première de couverture de Sem à Michel Manzi, marchand d'art éclairé, graveur, ami de Degas et de Toulouse-Lautrec.
Bien complet des 6 panneaux de 1
mètre de long chacun sur 52 cm de haut, et du papillon dactylographié en
rouge. On y voit déambuler dans l'allée du chic par excellence,
élégantes et dandys, automobiles et mails-coach, sportsmen, hommes de
cercles, hommes de presse, femmes de scène, bref le Tout-Paris.