jeudi 19 mars 2020

DUCHESSE DE PLEIN AIR


« Suivre la duchesse d’Aoste au jour le jour est une délivrance en même temps qu’une délectation, pour les lecteurs que nous sommes, mis aux arrêts de rigueur par un chefaillon de virus. »

Drôle de princesse que cette Hélène de France qui, aux salons, au porto et aux honneurs préféra la brousse, la soif et les robinsonnades. Dans ses Voyages en Afrique qu’elle fit conjointement paraître à Paris et Milan en 1913, elle nous a livré ses « notes de voyage [qui] n’étaient pas destinées à être publiées » mais que, sur l’insistance de ses fils, elle nous offrit, illustrées de photographies prises sur le vif. 

Mappemonde [d’Hélène] de France
1913 ! Une belle année, vraiment, pour se retourner vers le passé, vers cette Belle époque qui, sous peu, allait disparaître, engloutie corps et âme dans les tréfonds des tranchées et des esprits.
C’est vers l’Afrique que le regard par-dessus l’épaule de la duchesse d’Aoste porte tout entier. Dans un premier voyage, ce sont l’Egypte, le Tchad, l’Ouganda, le Kenya qu’elle traverse; dans le deuxième, l’Afrique du sud, le Mozambique, le Zambèze et la Rhodésie, le Congo jusqu’à séjourner au lac de Banguéolo, sur les bords duquel Livingstone s’éteignit en 1873, la Tanzanie, et Aden au Yémen ; dans le troisième, le Kenya, «  paradis de chasse des Masaï », le Soudan, la Somalie et toujours Aden, port de désillusions tant pour Hélène que – vingt ans plus tôt - pour Arthur, obligés tous deux de rentrer chez eux.



La duchesse scandaleuse
« Il est écrit que nous ferons l'étonnement des gouverneurs sur les territoires desquels nous passerons. Dernièrement nous scandalisions l'un d'eux qui nous trouvait en bras de chemise, manches retroussées, faisant nos caisses et mangeant des oranges! », écrit Hélène qui subit plus qu’elle ne rechercha les étapes protocolaires et les stops logistiques chez les Européens d’Afrique. Seuls, l’air, le soleil, les autochtones, les animaux avaient grâce à ses yeux. Quelques rares rencontres la réconcilièrent avec la peau blanche, la plus saisissante étant celle qu’elle fit, au milieu de nulle part, avec celle qu’elle aurait peut-être bien aimé être : « Mon attention est bientôt attirée par une tache claire qui se détache sur la vaste étendue. C'est une enfant blonde, vêtue de toile bleu. La petite fille a déposé sa carabine; d'une main, armée d'un couteau, elle dépèce sa victime, un hartebeest, et de l'autre main, tient son chien. Près d'elle son Akikuiu debout, demi-nu, complète ce curieux groupe. J'interroge l'enfant. Elle me dit se nommer Elsa Thomas; elle n'a que treize ans et vit avec des frères et sœurs plus jeunes et sa mère qui fait du farming non loin d'ici, à Dandara. Evidemment c'est cette petite fille qui « fait la viande » avec son petit winchester. »


Ethnologue sans y toucher
Si la chasse fut son beau prétexte, on ne peut que constater qu’elle fut aussi portée par un goût de l’autre, une curiosité jamais rassasiée, un sens du carpe diem prononcé. L’évocation des petits matins, des odeurs, des vents coulis, la bonne humeur qu’elle mit à se décrasser à l’aide de sève de bananier, à se barbouiller de boue rafraichissante, à s’amuser de voir « [son] boy et [ses] petits bagages [partir] dans une mauvaise carriole aux essieux demi-brisés, raccommodés avec du fil de fer et que tiraient un mulet et un cheval de l’apocalypse », nous la rend hautement sympathique.
Elle l’est d’autant plus pour nous, lecteurs du XXIe s. qu’elle ne fait pas vraiment de différence entre son Monde et l’Afrique. Sa plume ne ridiculise pas, ne juge pas, se met au service d’un vrai talent de l’observation dont elle a tiré une véritable faculté d’adaptation : « Un chef, petit roi, à figure vénérable, s'approche, un arc à la main. Il vient m'en faire hommage. [Je lui fais dire] que son arc est beau, qu'il me plaît. Ce compliment le touche. Il lève la main droite dont le poignet disparaît sous les bracelets, la porte à hauteur du front et gratte la terre, d'abord avec un pied puis avec l'autre. C'est là une grande marque de respect. » Ce sens de l’observation s’accompagne d’un penchant pour les comparaisons, souvent inattendues, qui la pousse à rapprocher les Européens de leurs Colonisés : « Je monte à cheval et je rejoins à temps les chasseurs pour assister à la  poursuite d'une hyène à museau pointu. Une flèche l'abat, la bête roule à terre. Ici et là des oiseaux sont aussi percés des flèches meurtrières. Un lièvre se lève, il provoque une vraie débandade. Ce sont des sauts, des cris de joie.... On se croirait en Espagne. »




 Pied d’égalité
Si la duchesse d’Aoste ne fit jamais le caméléon comme Alexandra David-Néel ou Isabelle Eberhardt, elle ne tenta pas non plus l’immersion comme Leni Riefenstahl qui « émerveillée par la lecture des Vertes Collines d’Afrique d’Ernest Hemingway, lit-on dans Jeune Afrique, et par les photos des guerriers noubas de George Rodgers, [… troqua] la caméra pour un Leica et trois lentilles de 35, 50 et 90 mm, [multipliant] les reportages, au plus près des corps, [jusqu’à se fracturer le thorax, renversée] par un guerrier lors d’une danse traditionnelle ». Elle inventa cependant une manière d’être qu’elle seule put mettre en pratique. Et pour cause. Il n’est pas donné à tout le monde d’être la fille du prétendant au trône de France, en exil, et la petite-fille du roi Louis-Philippe autant par son comte de Paris de père que par sa mère née Montpensier.
Elle considéra que cette naissance la plaçait sur un pied d’égalité avec les chefs et les rois qu’elle côtoya au fil de ses voyages. Jamais, elle ne changea d'avis. Encore en 1920, bien après les aventures contées dans ces Voyages que nous feuilletons, la chasse l’amena devant Tombouctou où elle croisa le chef touareg Chebboun. Ils se regardèrent, ils se comprirent. Le nomade lui tendit sa dague dont il ne se séparait jamais, la montra à Hélène puis, dans un geste spontané, lui donna. En 1931, à Nice, on voyait encore « près d'elle, un livre posé, marqué par un singulier coupe-papier... un poignard qu'une chaînette attachait à un bracelet barbare... La princesse exploratrice, le regardait tendrement : “Avec lui, c'est toute l'Afrique équatoriale qui se lève dans ma pensée, le chef touareg qui le détacha de son poignet pour me le donner, m'a fait présent de son âme”.»



Arche d’alliance
Avec ce naturel à toutes épreuves qui fit partie de son caractère et que son éducation princière affermit, elle s’aventura ici et là avec une heureuse décontraction . Mais c’est par la beauté du continent qu’elle sillonna, aussi par la beauté des gestes, des objets et des coutumes auxquels elle se frotta, qu’elle construit sa propre arche d’alliance entre elle et l'Afrique. Ainsi, quand l’orfèvre dont elle nous détaille le travail lui propose de lui faire une bague, elle suit les opérations avec un plaisir notable: « Avec un grand sérieux il prend la mesure de mon doigt, se servant à cet effet d'un jonc aplati et fendu par le milieu. Très peu de temps après il m'apporte la bague. Elle est d'un travail très fin: une tresse en filigrane appliquée sur un cercle d'or; des deux côtés, un crin de queue d'éléphant, si bien incrusté qu'on dirait de l'émail noir. »


Hérédité cynégétique
Qu’on ne se trompe pas pour autant. C’est en chasseresse accomplie et non en ethnologue amateur que la duchesse d'Aoste voyagea en Afrique. C'est en Angleterre, à Sandringham et en France - surtout à Eu et à Chantilly - que la jeune Hélène avait pris ce goût du plein air, du sport et des chasses à l’instar de la comtesse de Paris, sa mère. Celle-ci n’avait pas eu peur d’apparaitre, comme le raconte le marquis de Breteuil, « presque habillée en homme, fumant sans discontinuer, buvant des verres d'eau de vie comme un officier de hussards, partant pour la chasse chaussée de bottes de marais avec son fusil en bandoulière. » Les frères et sœurs d’Hélène étaient également tombé dans le carquois de Diane.  On pense surtout à son frère Philippe, duc d’Orléans, fidèlement accompagné, non par son majordome, non par son aide-de-camp mais par son… taxidermiste, le docteur Récamier qui naturalisa tous les spécimens prélevés en Afrique et en Arctique; et à son frère Ferdinand, duc de Montpensier, qui, de ses voyages en Asie et en Amérique, rapporta une importante collection d'animaux qu'il fit naturaliser par la célébrissime maison Rowland Ward. Pour ces trois-là, la chasse fut un quotidien qui déborda sur tout le reste : ainsi, Philippe, victime d’un accident à cheval, se fit mener à la messe de mariage d’Hélène, en chaise portée par quatre gardes-chasse du château d’Eu en grand uniforme bleu. 

Noblesse de la brousse
Pas étonnant donc que ses Voyages en Afrique regorgent de parties de chasse, les siennes, celles de ses acolytes habituels, au premier rang desquels la fidèle Susan Hicks Beach, celles des Africains qu’elle suivit avec passion. En la lisant, on s’aperçoit qu’elle aima la brousse, le crapahut, l’approche. Peut-être même plus que le tir lui-même. Elle le reconnut parfois noir sur blanc : « Partis ce matin pour la chasse à l'hippopotame, nous sommes arrivés trop tard. La marée montait et les chasseurs n'ont pu réussir à faire sortir de l'eau la grosse bête. Mais nous avons pu jouir tout au moins des péripéties de la première phase de cette chasse. »
Pas Tartarine de Tarascon pour un sou, la duchesse d’Aoste raconte si simplement ses aventures que c’est un peu comme si elle nous invitait à les vivre à ses côtés. La suivre au jour le jour est une délivrance en même temps qu’une délectation pour les lecteurs que nous sommes, mis aux arrêts de rigueur par un chefaillon de virus.



LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE EST EN VENTE À LA LIBRAIRIE
S.A.R. Hélène de France, duchesse d’Aoste
VOYAGES EN AFRIQUE Ouvrage illustré de 487 gravures, d’un portrait en héliogravure et d’une carte coloriée

Milan, Fratelli Treves – Paris, librairie Nilsson, 1913.
Petit in-4, reliure éditeur toilée, imitation crocodile. ‎Usures au dos. 
Frontispice, [5] pp. de lettre fac-simile, [2] pp. de table, carte dépliable, 369 pp. et de nombreuses planches hors texte. Mouillures principalement aux premières pp., légère déchirure sans manque à la carte. Fragilité intérieur à mi-volume.
Livre peu courant. Très vivant journal de voyage de la duchesse d’Aoste, abondamment illustré que l’on peut placer dans les très bons livres tant de voyage que de chasse.
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