lundi 12 juillet 2010

Pour monsieur Leiris, ce sera: les oreilles, la queue et une tranche de Bacon.

Eté 1965. Londres, Tate Gallery, Rétrospective Alberto Giacometti. Deux hommes dans la foule. L’un marche « le haut du corps incliné en avant », vêtu « avec le maximum d'élégance », une tête triste à la Fred Astaire parfois. L’autre, malmenant le verre qu’il a à la main, ne tient pas en place. On ne sait exactement s’il marche ou s’il invente un langage corporel. A vrai dire, dans la vie, il peint. C’est l’autre qui écrit. On voit d’ici le télescopage :
 - « Sorry Sir »
- «  Pardon monsieur »
- « Ah, well ! Vû êtes français. Do you know Alberto? »
-  « Figurez-vous que oui. And what about you? »
Ainsi réunis par le père de l’Homme qui marche, Michel Leiris et Francis Bacon s’arrêtent l’un en face de l’autre. Leur face à face va durer jusqu’à la mort de Leiris en 1990 et s’éteindra en 1992 avec la disparition de Bacon. Entre temps se sera instauré un dialogue nourri.
L’écrivain, qui jeune homme avait avoué qu’« il [lui était] toujours plus pénible qu’à quiconque de [s]’exprimer autrement que par le pronom JE ; non qu’il faille voir là quelque signe particulier de [son] orgueil mais parce que ce mot JE [résumait pour lui] la structure du monde », trouvait en Francis Bacon son TU.
Si Leiris avait le chantre de l’Afrique noire, du sol y sangre, il fut d’abord le flamine d’artistes vivants au premier rang desquels et dans le désordre, André Masson, Joan Miró, Alberto Giacometti, Pablo Picasso, Wifredo Lam. Plus tard, l’art abstrait apparut, qui envahit les cimaises mais non pas le cœur de l’écrivain. Et puis il y eut cet été 65 et cette rencontre d’hommes d’expériences si dissemblables qu’elles auraient du les opposer. Pour résumer leur antagonisme en une image, ce serait celle d’une fin de journée de travail. Quittant leurs retraites, Bacon se prendrait le pied dans l’amas de papiers, peintures séchées et miettes sédimentées qui jonchent le plancher de son atelier tandis que Leiris repousserait sa chaise contre la table de son bureau éthéré et rajusterait le nœud de sa cravate. Et pourtant !
Interviewé en 1964 par Pierre Koralnik dans le cadre de son émission de télévision Continents sans visa, le peintre qui affirme que la mort « c’est nada », reconnaît que la vieillesse ressemble à un marais. Or, dans les années 30 déjà, l’écrivain trentenaire redoutait les premiers stigmates de l’âge en décrivant ses « cheveux châtains coupés court afin d'éviter qu'ils ondulent, par crainte aussi que ne se développe une calvitie menaçante ».
Les deux hommes surveillent leurs carcasses de plus loin ; le premier à cause, dit-il, de son homosexualité, le second sous prétexte pense-t-il qu’il est laid. Mais selon le critique d'art et journaliste marocain Aziz Daki, c’est la stimulation réciproque née de leur fréquentation qui les liera ardemment.
Cet enthousiasme créateur est parfaitement lisible dans Miroir de la tauromachie que Leiris demande à Bacon d’illustrer. Ils ont alors respectivement 89 et 81 ans. L’entreprise apparaît d’abord étonnante. En premier lieu, ce texte, initialement paru en 1938 a déjà été illustré et par André Masson encore ! Et puis, quelques jours après la rencontre londonienne des deux hommes, le 23 août précisément, soit 25 ans avant ce projet, Leiris en finit avec la corrida en assistant à sa dernière course de taureaux aux arènes de Fréjus.
Pourtant à l'automne 65, l’aficionado fraichement retraité avait envoyé un exemplaire de Miroir de la tauromachie au peintre. Le message fut instinctivement compris par le peintre qui lut attentivement le texte, puis en souligna au stylo noir plusieurs passages, principalement ceux où reprenant la conception baudelairienne du beau, Leiris assure  qu’« aucune beauté ne serait possible sans qu’intervienne quelque chose d’accidentel ». Or « l’’accident, écrit Daki, est une composante essentielle dans le genre de peinture que pratique Francis Bacon ». Familières à Leiris,  l’intensité, la fracture, la crudité de la corrida se sont superposées à Fréjus aux fêlures et à la brutalité des travaux de Bacon que l’écrivain découvrait. La coïncidence est de taille : à l'instar de Nicolas de Staël qui pressentit son retour au figuratif en assistant à un match de foot, Leiris eut l’intuition que la peinture de Bacon serait désormais une corrida perpétuelle accrochée à ses murs. Les mythes ressemblent parfois à des spectacles en plein air ! 
  
Ainsi donc, leur dialogue généré à coup de préfaces, d’essais, de portraits, de rencontres, atteint son paroxysme en 1990 dans Miroir de la tauromachie. Bacon qui rechignait à illustrer les livres, compose quatre lithographies pour ce texte fondateur de leur amitié. Leiris mourut avant la parution du livre mais vit le résultat du travail de son ami avant de trépasser. Les trois premières gravures sont des scènes tauromachiques placées dans une arène au sable sombre cernée d’un orangé plus ou moins soutenu et observées par un mur de foule traité dans un bleu ardoise éteint. Tout est mis en place pour exalter le corps à corps central empreint selon Leiris d’une « atmosphère érotique » déclinée dans la « figure essentiellement phallique du taureau », le corps moulé qui se tend et se cambre, l’estocade finale. Bacon plus terre à terre avait cru y déceler « un apéritif merveilleux pour l'amour ». La quatrième illustration est un portrait de l’écrivain par l’artiste dans lequel le col, le nœud de cravate et les cercles taurins de la face et du crane soutiennent une bouche brouillée et un œil qui s’exprime. Il faut voir dans cette ultime manifestation, la foi toujours renouvelée en une amitié vivifiante que Leiris pratiquait tout les jours comme il l’écrivit dans un passage de Brindilles (1989) : « voisinage revigorant et appel au travail: un visage qui pèse tout son poids de viande et tout son poids de peinture […]. Tel m’apparaît quand je le regarde accroché à gauche de ma table à lire et à écrire dans ma chambre de Saint-Hilaire l’autoportrait que mon ami Francis Bacon m’a donné il y a plus de quinze ans pour me remercier du texte que j’avais écrit pour le catalogue de sa rétrospective au Grand-Palais [1971] ». Les mots de l’écrivain s’étaient donc nourris des bruyants silences picturaux de Bacon. Ensemble, ils tracèrent un cercle vertueux formé par un présupposé sans faille : « Leiris interprète Bacon qui interprète Leiris ».

Biblio Tauromachies //
1938 Miroir de la tauromachie. Dessins d’André Masson. - G.L.M. (« Acéphale »). - 840 ex.
1964 Miroir de la tauromachie, précédé de Tauromachies. Dessins d’André Masson, G.L.M., 1964, 1220 ex.
1981 Miroir de la tauromachie, Dessins d’André Masson, Fonfroide-le-Haut (Hérault), Fata Morgana, 1981 (« Explorations »).
1990 Miroir de la tauromachie, Lithographies de Francis Bacon, Daniel Lelong, 1990. 155 ex.
Biblio //
Autoportrait de Michel Leiris extrait de L'âge d'homme.
Aziz Daki Leiris / Bacon, une amitié à l'œuvre, Revue de littérature comparée 2/2003 (n o 306), p. 169-181.
http://www.michel-leiris.fr
Interview de Bacon par Pierre Koralnik, Continents sans visa   http://archives.tsr.ch/player/personnalite-bacon 

En rayon actuellement à la librairie //
Michel Leiris, Miroir de la Tauromachie
Paris, D. Lelong Editeur, 1990.
In-folio sous emboitage de toile imprimé de lettres bleues. [4], 56, [4] pp., 4 lithographies hors-texte.
4 lithographies originales en couleurs  contresignées par Francis Bacon.
Tirage limité à 155 exemplaires. Un des cinq exemplaires hors commerce.
Parfait état.