« A la fin de certaine belle et dernière journée de septembre, j'étais animé des sentiments d'élite […]. Ayant dîné seul, ce qui laisse au sans gêne égoïste son bien-être intact et sa complète élasticité, je jouissais entre chien et loup de ce plaisir qui consiste à se sentir infiniment mieux aimé par soi-même que par les autres, quand, à la lumière rose et dorée de la lampe que l'on venait d'apporter sur la table, j'aperçus devant moi, tombée dans l'eau de la carafe, une des dernières mouches de l'année. » C’aurait pu se passer hier ou avant-hier. La lumière de septembre et les mouches canoniques nous accompagnent il est vrai, fidèlement chaque année.
Pourtant ce Drame dans une carafe, c’est en 1882 qu’il eut lieu, à Dieppe, à la table d’Édouard de Beaumont. Loin de moi la velléité de disserter sur le choix de Dieppe comme lieu de villégiature de fin d’été, étant donné que primo, encore à l’école, je profitai des derniers jours des grandes vacances, les premiers de septembre, en Anjou et en Charente pour cueillir les mûres et chiper les noisettes et secundo, parce que, malgré une imagination débordante, j’ai un mal fou à vous imaginer vous escrimer fébrilement sur votre clavier d’ordinateur à la recherche d’une chambre libre à Dieppe fin août. Il n’en reste pas moins que d’aucuns, libraires et bibliophiles de notre connaissance sont fous de cette ville qu’ils nous vantent comme un lieu éminemment balnéaire, nous serinant cet adage éternel tiré de L’art de péter, cet essai de Thomas-Nicolas Hurtaut paru en 1776 : « Pisser sans péter, c'est comme aller à Dieppe sans voir la mer »
Mais ne nous égarons pas. Si ces lignes de Beaumont, qui sont les premières d’Un drame dans une carafe (Paris, Jouaust, 1882) doivent retenir notre attention, c’est qu’elles introduisent un cas de conscience automnal des plus intéressants, dont la mouche qui surnage dans la carafe est l’enjeu. En effet, si elle s’était jetée du haut du goulot en plein mois de juillet, l’auteur aurait évidemment pris « le parti de l’empereur Domitien, qui se plaisait à les empaler toutes vives, [les mouches] avec un poinçon ». Pour sa défense, il faut reconnaitre qu’à Rome, les étés sont fournaises et qu’en ce temps-là, les empereurs avaient toute licence pour inventer les turpitudes de tout crin. Suétone raconte même qu’un certain Vibius Priscus, auquel on demandait si quelqu’un s’entretenait avec Domitien, ce à quoi il avait astucieusement répondu : « Ne musca quidem (pas même une mouche) », paya son bon mot de sa vie. Or, Beaumont est français et nous sommes en septembre. Aussi il va hésiter, se tâter un peu, et rapidement sortir la mouche mourante de l’eau. Puis il va prendre tout son temps à l’observer. « Séchée en s’épongeant sur la nappe », « ragaillardie par la chaleur de [sa] lampe », elle commence en effet « petite patte deci, petite patte delà », à « rentrer en possession de sa toute petite âme », en accomplissant « une de ces toilettes prétentieuses qu’avec tant de satisfaction nous avons vu faire, sur le minuit, à certaines maitresses élégantes et très soignées ».
A partir de ce moment, Beaumont (1812-1888), qui à la ville est un peintre apprécié, artiste du livre reconnu, amateur d’escrime et le fondateur éclairé de la société des aquarellistes, Beaumont dévie sur son sujet de prédilection : la femme. Déraper serait plutôt le verbe juste puisqu’il va démontrer que mouchette et nénette, pour lui, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. Il voit en « ces [deux] évaporés chefs-d’œuvre », « la même activité incohérente, affolée, fantasque, infatigable, la même façon de s'agiter en zigzag, sans raison et sans but, sous le soleil, ou bien de tourner en cercle sous les lustres des salons. La même inconscience du vrai, de l'impossible, de l'éternelle vitre enfin, contre laquelle, au réel et au figuré ; femmes et mouches se butent imperturbablement depuis le premier moraliste et le premier vitrier. Les femmes ont, comme les mouches, la même persévérance dans l'action taquine, la même obstination à poursuivre qui les fuit ou qui les chasse. Remarquez également cette similitude dans leurs manières d'agir : les mouches, qui se posent avec effronterie sur notre visage, y choisissent d'ordinaire cette même saillie centrale dont les femmes, afin de nous mener par là où elles veulent, s'emparent tout de suite dès qu'elles ont été tant soit peu — absolument — en face de nous. De plus, si, pendant la belle saison, en n'importe quelle ville du monde civilisé, vous entrez chez un confiseur, chez un fleuriste ou chez un pâtissier, vous y trouverez à coup sûr, ainsi que devant toutes les glaces et miroirs des beaux magasins, des femmes coquettes et de fines mouches. »
Pourtant ce Drame dans une carafe, c’est en 1882 qu’il eut lieu, à Dieppe, à la table d’Édouard de Beaumont. Loin de moi la velléité de disserter sur le choix de Dieppe comme lieu de villégiature de fin d’été, étant donné que primo, encore à l’école, je profitai des derniers jours des grandes vacances, les premiers de septembre, en Anjou et en Charente pour cueillir les mûres et chiper les noisettes et secundo, parce que, malgré une imagination débordante, j’ai un mal fou à vous imaginer vous escrimer fébrilement sur votre clavier d’ordinateur à la recherche d’une chambre libre à Dieppe fin août. Il n’en reste pas moins que d’aucuns, libraires et bibliophiles de notre connaissance sont fous de cette ville qu’ils nous vantent comme un lieu éminemment balnéaire, nous serinant cet adage éternel tiré de L’art de péter, cet essai de Thomas-Nicolas Hurtaut paru en 1776 : « Pisser sans péter, c'est comme aller à Dieppe sans voir la mer »
Mais ne nous égarons pas. Si ces lignes de Beaumont, qui sont les premières d’Un drame dans une carafe (Paris, Jouaust, 1882) doivent retenir notre attention, c’est qu’elles introduisent un cas de conscience automnal des plus intéressants, dont la mouche qui surnage dans la carafe est l’enjeu. En effet, si elle s’était jetée du haut du goulot en plein mois de juillet, l’auteur aurait évidemment pris « le parti de l’empereur Domitien, qui se plaisait à les empaler toutes vives, [les mouches] avec un poinçon ». Pour sa défense, il faut reconnaitre qu’à Rome, les étés sont fournaises et qu’en ce temps-là, les empereurs avaient toute licence pour inventer les turpitudes de tout crin. Suétone raconte même qu’un certain Vibius Priscus, auquel on demandait si quelqu’un s’entretenait avec Domitien, ce à quoi il avait astucieusement répondu : « Ne musca quidem (pas même une mouche) », paya son bon mot de sa vie. Or, Beaumont est français et nous sommes en septembre. Aussi il va hésiter, se tâter un peu, et rapidement sortir la mouche mourante de l’eau. Puis il va prendre tout son temps à l’observer. « Séchée en s’épongeant sur la nappe », « ragaillardie par la chaleur de [sa] lampe », elle commence en effet « petite patte deci, petite patte delà », à « rentrer en possession de sa toute petite âme », en accomplissant « une de ces toilettes prétentieuses qu’avec tant de satisfaction nous avons vu faire, sur le minuit, à certaines maitresses élégantes et très soignées ».
A partir de ce moment, Beaumont (1812-1888), qui à la ville est un peintre apprécié, artiste du livre reconnu, amateur d’escrime et le fondateur éclairé de la société des aquarellistes, Beaumont dévie sur son sujet de prédilection : la femme. Déraper serait plutôt le verbe juste puisqu’il va démontrer que mouchette et nénette, pour lui, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. Il voit en « ces [deux] évaporés chefs-d’œuvre », « la même activité incohérente, affolée, fantasque, infatigable, la même façon de s'agiter en zigzag, sans raison et sans but, sous le soleil, ou bien de tourner en cercle sous les lustres des salons. La même inconscience du vrai, de l'impossible, de l'éternelle vitre enfin, contre laquelle, au réel et au figuré ; femmes et mouches se butent imperturbablement depuis le premier moraliste et le premier vitrier. Les femmes ont, comme les mouches, la même persévérance dans l'action taquine, la même obstination à poursuivre qui les fuit ou qui les chasse. Remarquez également cette similitude dans leurs manières d'agir : les mouches, qui se posent avec effronterie sur notre visage, y choisissent d'ordinaire cette même saillie centrale dont les femmes, afin de nous mener par là où elles veulent, s'emparent tout de suite dès qu'elles ont été tant soit peu — absolument — en face de nous. De plus, si, pendant la belle saison, en n'importe quelle ville du monde civilisé, vous entrez chez un confiseur, chez un fleuriste ou chez un pâtissier, vous y trouverez à coup sûr, ainsi que devant toutes les glaces et miroirs des beaux magasins, des femmes coquettes et de fines mouches. »
Je ne sais pas vous, mais moi, à la place de la jeune femme, malheureusement anonyme, à qui fut dédiée cette pochade mouchetée, je me serais légèrement vexée. Et à son Doudou chéri qui claironnait tout haut qu’elle possédait « Un corps d'albâtre, / Un sein d'ivoire, /Des lèvres de corail, /Des dents de perle, / Des yeux en saphir, / Des sourcils d'ébène ,/ Et des cheveux d'or », j’aurais tout de go répondu qu’à la mouche placée sur son sein gauche, sa main adroite n’aurait plus droit.
Le comble de l’histoire est que la « légère protégée » du dessinateur, cette mouche sauvée des eaux alla dans le quart d’heure brûler vive à la lampe de son bienfaiteur qui, pour abréger ses souffrances, la saisit, la roula dans une feuille de rose et la noya dans la carafe. Tout ça pour ça me direz-vous.
Oui, mais il y a à la finesse de l’écriture, l’éloge du temps que l’on prend et encore les dessins charmants de Louis Leloir (1843-1884), ami de Beaumont qui pour le convaincre de laisser publier son texte par leur éditeur Jouaust, s’empressa de croquer des mouches légères, à l’endroit, à l’envers, volant, trottinant, s’époussetant et de les placer dans les marges et entre les lignes de ce petit drame de septembre. Le cartonnage éditeur qui se ferme par deux liens de ruban vert reprend un de ses dessins sur le premier plat. Seul le frontispice nuit à cette atmosphère bourdonnante : il présente un corps de femme ensommeillé et nu, s’étirant, posé sur le fond blanc de la feuille, comme en apesanteur. Un sourire esquissé fend le joli visage qui s’éveille. C’est certain : elle ne sait pas encore qu’on l’a comparée avec insistance à une mouche noire et stupide de surcroît. « Bzzz Bzzz, Chuis pas une mouche ! »
Le comble de l’histoire est que la « légère protégée » du dessinateur, cette mouche sauvée des eaux alla dans le quart d’heure brûler vive à la lampe de son bienfaiteur qui, pour abréger ses souffrances, la saisit, la roula dans une feuille de rose et la noya dans la carafe. Tout ça pour ça me direz-vous.
Oui, mais il y a à la finesse de l’écriture, l’éloge du temps que l’on prend et encore les dessins charmants de Louis Leloir (1843-1884), ami de Beaumont qui pour le convaincre de laisser publier son texte par leur éditeur Jouaust, s’empressa de croquer des mouches légères, à l’endroit, à l’envers, volant, trottinant, s’époussetant et de les placer dans les marges et entre les lignes de ce petit drame de septembre. Le cartonnage éditeur qui se ferme par deux liens de ruban vert reprend un de ses dessins sur le premier plat. Seul le frontispice nuit à cette atmosphère bourdonnante : il présente un corps de femme ensommeillé et nu, s’étirant, posé sur le fond blanc de la feuille, comme en apesanteur. Un sourire esquissé fend le joli visage qui s’éveille. C’est certain : elle ne sait pas encore qu’on l’a comparée avec insistance à une mouche noire et stupide de surcroît. « Bzzz Bzzz, Chuis pas une mouche ! »
LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE EST actuellement en rayon à la librairie. Il s'agit de :
Édouard de Beaumont, Un drame dans une carafe.
Paris, Librairie des bibliophiles, 1882.
In-8, cartonnage éditeur illustré d’une colonie de mouches au dessus d’une toile d’araignée. Edition originale, limité à 500 exemplaires.
Frontispice et dessins in texte par Louis Leloir. (10)-LXII pp. Quelques traces de pattes de mouches, ordinairement nommées mouillures ! En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail!
Édouard de Beaumont, Un drame dans une carafe.
Paris, Librairie des bibliophiles, 1882.
In-8, cartonnage éditeur illustré d’une colonie de mouches au dessus d’une toile d’araignée. Edition originale, limité à 500 exemplaires.
Frontispice et dessins in texte par Louis Leloir. (10)-LXII pp. Quelques traces de pattes de mouches, ordinairement nommées mouillures ! En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail!