mardi 22 décembre 2020

DEAUVILLE 1865 - DEAUVILLE 1921: DU CORSAGE DE LA BOUQUETIÈRE DU JOCKEY CLUB À LA ROBE LANVIN DE MLLE DE LA CROIX ROUGE

 


#PourCeuxQuiSontPressés

Deauville est inoxydable. Sortie ex nihilo de méchants marais normands, elle a survécu à la guerre de 70 et à celles de 14 et de 39. Sans que l’on ne puisse démêler qui, vraiment, des hommes, de la mer ou des chevaux ont fini de la rendre iconique, on sait avec sureté qu’elle eut deux hommes dans sa vie, deux pygmalions qui, penchés tour à tour au-dessus de son berceau, y firent pleuvoir une pluie de jetons de casino, de fers à cheval, de rires et d’écume.

Or, voilà que deux témoignages du Deauville des années folles viennent de rallier la librairie. Si leurs provenances diffèrent, si leurs conditions s’opposent – l’un est un tapuscrit, l’autre une plaquette publicitaire – leur destination est la même : chanter les louanges de la seule ville au monde où les planches sont aussi courues que le tapis vert.

Les Planches version années folles

Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même

 
Jean Stern, Karl Reille et des Anglais

Les dates, ici, comptent. Concentrés sur la première moitié des années 20, les deux documents peuvent être examinés au même biblioscope. La course au plaisir, Fantaisie-revue en deux actes et un prologue par Jean Stern et Karl Reille fut représentée au théâtre du Casino de Deauville le 23 août 1921. La plaquette, sobrement intitulée Deauville – France (mais en lettres dorées s’il vous plaît), elle, est non datée. Par définition, les outils publicitaires n’étaient pas oblitérés, ce qui permettait astucieusement de les utiliser plusieurs années de suite. Cependant, des indices nous permettent de situer cette jolie réclame aux alentours de 1924 ou 25. En effet,  elle consacre deux pages aux bains pompéiens qui furent inaugurés en 1924. Calqué sur le modèle architectural des thermes antiques, ils s’ouvraient sur 250 cabines dont cinquante luxueuses, alimentées par un double service d’eau douce et d’eau de mer, chaude et froide. Y étaient également disponibles un hammam, des salles d’eau allant du rince-pieds à la baignoire, de massage, de sudation et de repos. Les robinets à la mode de la thalasso coulaient ici à flots !



Et Morny frappa le sol mouvant

 Habiles Morny et Cornuché
Avant de plonger dans ces années 20 qui allèrent comme un gant à Deauville, il n’est pas inutile de remonter un peu dans le temps. C’est d’autant plus facile que le premier acte de la pièce de théâtre de Stern et Reille se passe « sur la plage de Deauville en 1865 ». Quelques lorettes, sur scène, chantonnent « L’an dernier un gentilhomme / s’arrête en ce lieu charmant / de sa canne il tient la pomme / et frappe le sol mouvant | Aussitôt surgit Deauville / ce n’était qu’un trou pas cher / Morny vient et une ville / s’érige en ce lieu désert ». Ils sont bien aimables avec Morny les auteurs ! Victor Hugo, qui le fréquenta pourtant un temps, le décrivit comme étant un « homme [...] ayant les manières du monde et les mœurs de la roulette, content de lui, spirituel, combinant une certaine libéralité d'idées avec l'acceptation des crimes utiles, trouvant moyen de sourire avec de vilaines dents, menant la vie de plaisir, dissipé, mais concentré, laid, de bonne humeur, féroce, bien mis, intrépide, […], viveur, tueur, ayant toute la frivolité conciliable avec l'assassinat, […] aucune conscience, une élégance irréprochable, infâme et aimable, au besoin parfaitement duc: tel était ce malfaiteur. » Mazette ! Quel portrait ! Cornuché qui sera le second démiurge de la ville apparait plus lisse, bien que l’on sache que c’est une grosse colère qui lui fit quitter avec pertes et fracas un Trouville flamboyant pour un Deauville encore vagissant. Certes, cinquante années séparent les deux hommes, certes, l’un agit au grand jour, l’autre en sous-main, mais leur sens consommé des affaires, exercé à l’envi en Normandie, les réunit sans conteste : ils voulurent et réussirent à faire de Deauville a place to be.

Quand le théâtre la publicité rendait hommage à Deauville

 

Bouquetière du Jockey club en villégiature
Il n’y a qu’à lire la charmante plaquette illustrée de dessins et de photographies rédigée en anglais pour constater leur pleine réussite. Si elle est destinée aux Britanniques, la pièce de théâtre, elle, vise le haut du panier français. Nous n’en citerons qu’une preuve, mais de taille : un des personnages n’est autre que la fameuse bouquetière du Jockey club, cette jeune femme dont l’inventivité commerciale et le sens du happening furent dignes de Morny et Cornuché. Elle eut, des années durant, l’insigne honneur d’accrocher têtes d’œillet ou de camélia au revers des vestes des fringants membres d’un des clubs les plus selects d’Europe. Sa logique était imparable comme le rappelle Stern et Reille : « Quand tous mes protecteurs partent pour Deauville : je suis mes protecteurs ». CQFD. En jouant un peu des coudes, elle garda longtemps le haut du pavé avant de s’étaler de tout son long. Mais cela, c’est une autre histoire. Une didascalie, néanmoins, nous retient un instant encore à ses côtés : les auteurs indiquent en préambule de son entrée en scène qu’elle est habillée d’un « corsage à basques orné de boutons d’acier, jupe relevées par des ficelles, ciseaux à la taille, bourse en bandoulière, un panier à fleurs à la main ». La description de sa mise est détaillée et on peut y voir, au choix, un intérêt historique ou une nostalgie pour la mode des années 1860.

La bouquetière du Jockey club s'en va à Deauville

 

De la mode, du sport et des pâtés de sable
Il faut dire qu’à Deauville, la mode était à son affaire. En 1913, par amour pour son Boy-friend (mais aussi par flair), Gabrielle Chanel y inaugura sa première boutique. Deauville fut le théâtre du lancement de sa fameuse marinière et la porte d’entrée du tweed et du jersey dans ses basiques. Rien de curieux donc, qu’aux alentours de 1925, quand il s’attaqua à la promotion de Deauville, Draeger, la star des éditeurs publicitaires, fit appel aux frères Séeberger, les photographes les plus élégants de l’époque. Si on s’attarde sur les photos qui sont reproduites en petit format dans la plaquette, on retrouve ici et là quelques images du chic d’alors. Mais ce sont les très nombreux dessins en couleurs qui attirent surtout l’œil. Placés en bandeaux, en vignettes, flirtant avec le texte, ils donnent illico l’envie de se frotter à ce monde insouciant, sportif et aimable qui se baigne, danse, monte à cheval, lance des jetons sur le tapis vert, fume, papote, joue au polo et au tennis, navigue, golfe et, pour les plus jeunes, fait des pâtés de sable.

tandis que les plus jeunes font des pâtés de sable...

 Portrait minute et craché de Deauville
C’est à Pierre-Olivier Dubaut que l’on doit ces merveilles de petites aquarelles. Gérald Schurr qui s’est penché sur sa carrière écrit justement que ce « virtuose de l'aquarelle, véhicule idéal de sa souplesse d'invention, de sa chaleureuse spontanéité. D'un pinceau agile, il saisit sans la fixer la vie qui passe, le mouvement fugitif, l'éphémère. Il suggère la forme d'un trait sans repentir, élégant et léger ». N’est-ce pas là tout le Deauville des années 20, celui-là même que Stern et Reille ont, eux, retranscrit pour la scène ? Le deuxième acte, calé sur des airs célèbres donne un portrait-minute très ressemblant du Deauville des auteurs : Jean Stern était un propriétaire de chevaux de course enragé au point de faire relier ses ouvrages – dont le tapuscrit que nous feuilletons – aux couleurs de son écurie, reprenant le bleu ciel et les étoiles de sa casaque. Karl Reille fut, lui, un artiste du tout vénerie, vouant une grande partie de son talent à la chasse à courre. Célèbre à l’époque, il l’est toujours aujourd’hui.

 

Sacha, Reynaldo, Yvonne, Anna et la Mère Michel

Sacha, Reynaldo Yvonne et Anna
Les deux amis qui retrouvaient à Deauville l’aristocratie du Turf en août, pour la saison des courses et des ventes de yearlings, profitaient alors de la douceur de vivre deauvillaise à laquelle ils rendirent hommage en écrivant à quatre mains La course au plaisir. Ce fut l’occasion pour eux de pratiquer un abondant name dropping, fait en partie d’amusants jeux de mots approximatifs. Ainsi, sur l’air de C’est la Mère Michel, nous nous surprenons à chantonner : «c’est Yvonn’ Printemps qui a perdu Sacha / Guitry par la fenêtr’ qu’est-ce qui me le rendra / C’est son beau-père Lucien/ Qui lui a dit : nom d’un chien ! / Sachez Yvonn’Printemps, que vot’ Sacha va bien. Plus loin, on lit que « si l’on craint qu’la comtesse Mathieu se noaille, par contre Hahn d’une sirène a l’dos.» La comtesse? c’est la poétesse Anna de Noailles. Hahn, c’est Reynaldo, qu’on retrouve, évidemment, dans la plaquette de Draeger : le « musician and composer of wide repute » tient alors lieu de « director of the Music at Deauville ». 

 

Polo sur la plage!

 
La Croix Rouge en Lanvin
Il ne faudrait pas croire cependant que la pièce de théâtre ne fut écrite que pour désennuyer ses spectateurs « du bain et de l’arrière-bain ». Elle fut montée au profit du Foyer de l’enfance deauvillaise et des orphelins de la guerre comme on le lit en ouverture du programme qui a été relié avec le tapuscrit. Pour être certains que tout ce beau monde mette au pot, les auteurs avaient fait précéder la représentation d’un prologue qui mettait en scène Mademoiselle de la Croix Rouge dépouillée de son habit d’infirmière et parée « d’une délicieuse robe de chez Lanvin ». Stern et Reille lui faisaient achever son petit laïus ainsi : « Si l’on s’amuse sur la Plage fleurie, si l’on y danse, si l’on y joue, si l’on y dépense beaucoup pour son bien-être et ses plaisirs, on n’oublie pas cependant les malheureux, et malgré la vie chère et l’âpreté du fisc, à Deauville, on sait donner, quand c’est pour la Croix Rouge ». Le Figaro du 25 août 1921 montra que ce n’était pas ni vœux pieux ni paroles en l’air puisque « la revue de M. Jean Stern et du baron Reille, véritable régal artistique, produisit une recette dépassant 40.000 francs. » © texte et illustrations villa browna 

 

Les livres qui ont permis de rédiger cette lorgnette est en vente à la librairie. Il s'agit de:

 Tapuscrit | Jean Stern & Karl Reille
La course au plaisir Fantaisie-revue en deux actes et un prologue, représentée sur le théâtre du Casino de Deauville le 23 août 1921.

Petit in-4 carré, [3] f. de prologue, 29, 34 p., percaline bleue à la bradel, dos lisse, étiquette d'auteurs et de titre en basane bleue, 25 étoiles dorées au plat supérieur. Couverture illustrée à l'identique conservée.
Un des rares tapuscrits de cette pièce de théâtre dont aucun autre exemplaire n'est référencé dans les bibliothèques.
Enrichi du programme lithographié et signé par certains des comédiens, monté sur onglet.
infos & commande

 
Plaquette publicitaire
Deauville – France

Draeger, s.d. (circa 1925)
Petit-in-4 broché, couvertures ornées de lettres et ornements dorés. Etiquette « spécimen unique (ne pas donner) » collée sur la première de couverture. Deux lignes de salissures.
Elégante plaquette publicitaire rédigée en anglais et mise en forme par l’incontournable Draeger, éditeur-roi des plaquettes publicitaires de l’époque. Abondante illustration à toutes pages composée de dessins en couleurs de Pierre-Olivier Dubaut et de photographies en noir des Séeberger, de Guilleminot et d’Henri Manuel.
infos & commande

Biblio
Dominique Barjot, Eric Anceau, Nicolas Stoskopf Morny et l'invention de Deauville
Biblio : Pierre Olivier Dubaut, petite rétrospective, Gérald Schurr, Galerie Apesteguy, Deauville 1986

le programme de La Course au plaisir