La vignette qui trahit |
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Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même.
Au catalogue de la vente de la collection M.E.D. qui eut lieu à l’hôtel Drouot, en salle n° 8, les lundi 6 et mardi 7 avril 1891, on trouvait sous le lot 356, un Livre d'Heures satyrique et libertin du XIX siècle dont le texte était « encadré d'ornements curieux en couleurs ».
Pour être curieux, ils l’étaient. Ils le sont encore.
Ce sont des entourages de pages qui singent les missels paroissiens qui firent à la fin du XIXe s., les beaux jours et la gloire d’éditeurs tels que Gruel. On y retrouve les ornementations affectées, les tons pastel et les médaillons réservés à des scénettes miniatures tirées de la Bible ou des vies de saints. Oui mais voilà, les médaillons n’ont pas été illustrés comme à l’accoutumée de scènes édifiantes. A la place, se sont immiscées des instantanés canailles, parisiens ou libertins.
entourages de missel typiques, enfin presque... |
diable sur tige |
Bien que fort petits, ils arrivent à surgir des ornements japonisants, grand siècle ou petite campagne, dans lesquels s’ébattent des diables qui s’envolent sur des balais-fleurs, des bacchanales lointaines qui traversent des vignes gorgées de raisin, des hiboux, des hérons, un coq perché -certainement un descendant du coq du renoncement de saint Pierre -, et de petites femmes aussi nues qu’Eve avant qu’elle ne trébuche sur un trognon de pomme.
Détailler ces médaillons donne l’impression d’être perché au paradis du théâtre du Monde. A travers les cercles grossissants de nos jumelles, nous surprenons des scènes de flirts apaches ou mondains, un amant démasqué par le mari, un mari enfumé par un amant, des dineurs fin beurrés et leurs amies très déshabillées, une campagne emplie de petites Huguettes. Rien de pieux dans cette succession de tranches de vie sauf à considérer que la jeune femme entrant dans son bain trop chaud et lorgnée par deux indiscrets soit une relecture contemporaine de Suzanne au bain.
Suzanne au bain par Jacques Stella et le maître du Missel libertin |
Sea, sex and sun |
La Goulue et Valentin le désossé - par Toulouse Lautrec et sanctifiés |
Et puis, il y a cette vision interlope d’une pissotière qui parait très fréquentée. Et puis il y a ce cochon apprivoisé qui dort nez à groin avec un moine. Il y a là-dessous une allusion à la légende de Saint-Antoine et son cochon, allusion confortée par la vignette contrecollée sur le deuxième plat du livre qui le place « Sous le patronage du Grand Saint-Antoine ». Le seconde médaillon de la page montre l’amical goret tenu en laisse, qui léchouille un des seins à l’air qu’une femme lui prête sans façon.
Saint Antoine par Rops et par le maître du missel |
Pornokratès, l'original et l'hommage |
Vice versa |
Il suffit pour s’en convaincre de les confronter à son Pornokratès, à son saint Antoine endormi. On peut aussi s’amuser à comparer la femme à la cape noire à la composition d'une autre de ses images érotiques moins connue. Dans ce cas précis, la scène est inversée : la cape est devenue robe de bure, la femme implorée, une femme implorante, le moine éconduit, un moine…épanoui.
On aimerait en déduire que Félicien Rops himself s’est amusé à griffonner sur un coin de table ces entourages licencieux pour « Kiste », comme ses amis l’appelaient. Mais les jeunes femmes sont peut-être un chouilla trop minces pour être de son crayon. Si ce n’est pas à lui que l’on doit ces 16 entourages fourmillants, c’est en tous cas à l’un de ses admirateurs.
pissotière fréquentée |
Félicien Rops ne fut pas la seule étoile à graviter autour de l’éditeur-planète Henry Kistemaeckers qui aux lettres « [apporta] une activité merveilleuse et un incontestable courage. […] On oublie trop qu'il fut l'un des premiers éditeurs de Camille Lemonnier, de Georges Eekhoud, de Théo Hannon, […] et que l'on retrouve sur ses catalogues les noms de [Catulle Mendès, Jules et Edmond de Goncourt, Guy de Maupassant, Francis Poictevin, Henri Céard, Léon Hennique, les naturalistes, Jean Richepin, Georges Rodenbach] et beaucoup d'autres qui jamais ne servirent à désigner des pornographes. On oublie ses belles rééditions du XVIIIe siècle. On oublie qu'il offrit ses presses aux proscrits de la Commune, et que, grâce à lui, leur voix ne put être étouffée ! » (1)
Si la valeur de l’éditeur ne fait pas de doute, on doit aussi célébrer son opiniâtreté. Dans ses Souvenirs, Kistemaeckers écrit qu’il subit de 1880 à 1902, dix-huit procès et qu’il bénéficia de dix-huit acquittements. Cet acharnement juridique est sans doute dû en partie aux représailles engagées contre l'éditeur des proscrits de la Commune mais aussi aux impératifs d’une Belgique alors hautement puritaine et procédurière. Sa production de livres érotiques a également pesé dans la balance judiciaire. En 1889, le missel impie fut fortuitement découvert chez l’éditeur, alors que les autorités cherchaient à remonter le filon de deux livres licencieux publiés sans nom d’auteur. Une descente de police chez Kistemaeckers met à jour le stock d’un des deux livres recherchés et dévoile l’existence d’un troisième, notre Livre d'Heures satirique et libertin, tiré à petit nombre, non mis dans le commerce et réservé à des souscripteurs prêts à débourser le prix exorbitant de 40 francs. La grande étiquette bleue contrecollée sur le second plat dénonce Kiste qui reconnait avoir édité ces trois curiosa. Le voilà reparti pour un procès. Appelés à la barre, Théodore Hannon, poète belge en qui Huysmans vit un moment un disciple de Charles Baudelaire et Henri Nizet qui s’essaya au Naturalisme, deux amis de Kiste, reconnaissent alors avoir trempé dans l’écriture du Livre d'heures.
un amant démasqué par le mari, un mari enfumé par un amant |
page de titre |
Car si son illustration n’est que d’une main, il n’en est pas de même pour les textes. Suivant scrupuleusement l’ordonnancement d’un paroissien ordinaire, on y lit en effet des pastiches de Nizet et Hannon, les deux comparses de Kiste, des extraits de Musset, Voltaire ou Pigault-Lebrun et des textes des prophètes de la Bible, au premier rang duquel on trouve Esaïe et Daniel. Il y est aussi question du prophète Michée qui réjouit l’assemblée. En argot, le miché est le nom que l'on donne au client des prostituées. Aussi, quand les auteurs écrivent « Michée (sérieux) », il faut comprendre : « il y en a même un qui s’appelle Michée, (sérieux ! Je t’assure. C’est presque trop beau pour être vrai !) ». Aujourd’hui on écrirait sans doute: « Michée, (allô, non mais, allô quoi !) ».
Le propos est souvent osé mais teinté d’un je-ne-sais-quoi de potache qui tempère l’injure.
Dans les prières du matin, se trouvent les six commandements de Nana à son (ses) chevalier(s) servant(s). (Commandement n°3. La nuit en paix me laisseras, sans me tâter indécemment. Commandement n°5. Mes moutards tu reconnaîtras / croyant mon dire aveuglément).
L’acte de contrition à la Kiste contrefait à la lettre le catholique : « O chère, Toute et Mienne désormais, je ne puis T’avoir offensée, car le péché ne Te déplait pas ».
Des méditations proposées sur fond de Cantique des cantiques et de versets tirés d'Ezéchiel tournent libidineuses.
Les pages consacrées à la Sainte messe, renommée « La très sainte fumisterie canonique de la messe », commencent par : « Oseriez-vous nier votre idolâtrie, vous qui adorez du culte de dulie dans mille églises le lait de la Vierge, le prépuce et le nombril de son fils ». On reconnait là, au mot près, le début du Dîner du Comte de Boulainvilliers (1767) paru anonymement et dont on soupçonna à raison Voltaire d’être l’auteur. L’impiété de son texte dut visiblement l’effrayer puisqu’il s’évertua par tous les moyens à le faire attribuer à un certain St-Hiacinte.
S’ensuit une très courte « Messe profane » qui s’achève sur un « Hélas, ma chère enfant, mes burettes sont vides. »
papier de garde |
« Mon doux Jésus ! Que voulez-vous qu’on réponde à un pareil tissu de turpitudes ? J’en suis rouge comme une cerise, seulement de les transcrire, moi qui habituellement suis plus blême que Debureau ! Tout ce que je peux dire, c’est qu’il sera incontestablement damné dans l’autre monde » (2)
Il n’empêche ! On a du mal à s’empêcher de rire au moment de lire les litanies. Elles s’ouvrent sur « Seigneur, ayez pitié des gens sérieux et des imbéciles ; Seigneur, ayez pitié des pince-sans-rire, des empêcheurs de …danser en rond et des propriétaires » ; continuent sur une demi-douzaine de pages qui égrènent comme il se doit le nom des saints, dont « saint Alphonse, dit Fonfonse, Saint Arthur, dit Tutur, Saint Adolphe, dit Dodofe, saint Ernest, dit Nénesse, &c. » et s’achèvent presque sur « De tous les fléaux : des huissiers et des concierges, des belles-mères et des gendres, des petits frères et des créanciers, délivrez-nous Seigneur ». Et protégez les enfants et les grandes personnes qui perdent leur temps à lire, les bons libraires et les bibliophiles curieux. © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral
LE LIVRE QUI A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est en vente à la librairie
[édité par Kistemaeckers]
Livre d’Heures satirique et libertin du XIXe siècle.
Bruxelles, Kistemaeckers, s.d. (1889)
In-8 carré, reliure à la bradel papier bronze orné d'un treillage et d'ornements circulaires, que l'on retrouve aux pages de garde. Tranches dorées.
159, [1] pp.
Pastiche de missel ayant reçu 16 entourages léchés reprenant les codes des missels de l'époque. Nombreuses scènes libertines.
En début d'ouvrage, pages laissées vierges afin d'y écrire ses "souvenirs d'amour".
Pastiche de missel ayant reçu 16 entourages reprenant les codes des missels de l'époque. Nombreuses scènes libertines.
Large étiquette bleue de l'éditeur sur le second plat.
Gay, II, 885. "Plaisant livre de prières libertines, présenté comme un livre d’Heures. Le texte est contenu dans des encadrements illustrés imprimés en diverses couleurs."
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NOTES
(1) A la une du numéro du 19 mai 1905 du Messager de Bruxelles.
(2) Ce n’est pas de nous, mais de ce bon Théophile Gautier dans les épatants Jeunes-France que nous avons parcouru en même temps que nous travaillions au livre d’Heures de Kiste.