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vendredi 28 octobre 2016

L'OMBRE DE ROPS PLANE SUR LE MISSEL LIBERTIN DE KISTEMAECKERS


La vignette qui trahit
#PourCeuxQuiSontPressés

#MisselLibertin #KistemaeckersEditeur
#FélicienRops #VoltaireEtPissotière
#Curiosa #LaGoulue

Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même.

Au catalogue de la vente de la collection M.E.D. qui eut lieu à l’hôtel Drouot, en salle n° 8, les lundi 6 et mardi 7 avril 1891, on trouvait sous le lot 356, un Livre d'Heures satyrique et libertin du XIX siècle dont le texte était « encadré d'ornements curieux en couleurs ».
Pour être curieux, ils l’étaient. Ils le sont encore.

Ce sont des entourages de pages qui singent les missels paroissiens qui firent à la fin du XIXe s., les beaux jours et la gloire d’éditeurs tels que Gruel. On y retrouve les ornementations affectées, les tons pastel et les médaillons réservés à des scénettes miniatures tirées de la Bible ou des vies de saints. Oui mais voilà, les médaillons n’ont pas été illustrés comme à l’accoutumée de scènes édifiantes. A la place, se sont immiscées des instantanés canailles, parisiens ou libertins.
entourages de missel typiques, enfin presque...
diable sur tige

Bien que fort petits, ils arrivent à surgir des ornements japonisants, grand siècle ou petite campagne, dans lesquels s’ébattent des diables qui s’envolent sur des balais-fleurs, des bacchanales lointaines qui traversent des vignes gorgées de raisin, des hiboux, des hérons, un coq perché -certainement un descendant du coq du renoncement de saint Pierre -, et de petites femmes aussi nues qu’Eve avant qu’elle ne trébuche sur un trognon de pomme.

Détailler ces médaillons donne l’impression d’être perché au paradis du théâtre du Monde. A travers les cercles grossissants de nos jumelles, nous surprenons des scènes de flirts apaches ou mondains, un amant démasqué par le mari, un mari enfumé par un amant, des dineurs fin beurrés et leurs amies très déshabillées, une campagne emplie de petites Huguettes. Rien de pieux dans cette succession de tranches de vie sauf à considérer que la jeune femme entrant dans son bain trop chaud et lorgnée par deux indiscrets soit une relecture contemporaine de Suzanne au bain.
Suzanne au bain par Jacques Stella et le maître du Missel libertin
Certains de ces médaillons, placés sur une même page, font mine de dérouler une histoire : nous sommes ainsi propulsés au milieu d'un bal: une femme y parle à un homme. Dans le médaillon suivant, une femme alanguie – est-ce la même ? - fait face à un élégant en frac qui nous tourne cinématographiquement le dos. Sur une autre page, on assiste à un bain de mer fripon, avant d’être projetés à l’intérieur d’une cabine de bain dans laquelle deux amoureux se content fleurette.
Sea, sex and sun
D’autre fois, les scènes semblent plutôt se répondre. Aux coulisses encombrées de petits rats de l’opéra courtisés par une gent masculine empressée, s’oppose la piste sur laquelle se tortillent dans un French cancan vigoureux, deux personnages qui ressemblent à s’y méprendre à la Goulue et à Valentin le désossé. Si ce ne sont pas eux, ce sont leurs frères. Il faut dire que la date de fabrication de ce livre de fesse coïncide pile poil avec celle de la rencontre des deux danseurs qui tiendront le Moulin rouge sous leur dictature de 1889 à 1895.

La Goulue et Valentin le désossé - par Toulouse Lautrec et sanctifiés

Et puis, il y a cette vision interlope d’une pissotière qui parait très fréquentée. Et puis il y a ce cochon apprivoisé qui dort nez à groin avec un moine. Il y a là-dessous une allusion à la légende de Saint-Antoine et son cochon, allusion confortée par la vignette contrecollée sur le deuxième plat du livre qui le place « Sous le patronage du Grand Saint-Antoine ». Le seconde médaillon de la page montre l’amical goret tenu en laisse, qui léchouille un des seins à l’air qu’une femme lui prête sans façon.
Saint Antoine par Rops et par le maître du missel

Pornokratès, l'original et l'hommage
Et voilà que l’image fugitive du Pornokratès de Félicien Rops passe en un éclair dans notre esprit. Naturellement ce paroissien fait plus songer à Félicien Rops qu'à Daniel-Rops… Mais que penser vraiment de cette image qui s’impose ? Il se trouve que l’artiste belge était un proche de Henry Kistemaeckers, l’éditeur de l’ouvrage. La licence, les femmes décomplexées qui s’étendent aux pages n’ont pu que plaire à Rops. Mais il y a autre chose. La demoiselle au cochon, le moine endormi tout contre son cochon, la femme à la cape juchée sur l’autel et qu’un moine semble implorer rappellent assez précisément l’œuvre de l’illustrateur.
Vice versa

Il suffit pour s’en convaincre de les confronter à son Pornokratès, à son saint Antoine endormi. On peut aussi s’amuser à comparer la femme à la cape noire à la composition d'une autre de ses images érotiques moins connue. Dans ce cas précis, la scène est inversée : la cape est devenue robe de bure, la femme implorée, une femme implorante, le moine éconduit, un moine…épanoui.
On aimerait en déduire que Félicien Rops himself s’est amusé à griffonner sur un coin de table ces entourages licencieux pour « Kiste », comme ses amis l’appelaient. Mais les jeunes femmes sont peut-être un chouilla trop minces pour être de son crayon. Si ce n’est pas à lui que l’on doit ces 16 entourages fourmillants, c’est en tous cas à l’un de ses admirateurs.


pissotière fréquentée

Félicien Rops ne fut pas la seule étoile à graviter autour de l’éditeur-planète Henry Kistemaeckers qui aux lettres « [apporta] une activité merveilleuse et un incontestable courage. […] On oublie trop qu'il fut l'un des premiers éditeurs de Camille Lemonnier, de Georges Eekhoud, de Théo Hannon, […] et que l'on retrouve sur ses catalogues les noms de [Catulle Mendès, Jules et Edmond de Goncourt, Guy de Maupassant, Francis Poictevin, Henri Céard, Léon Hennique, les naturalistes, Jean Richepin, Georges Rodenbach] et beaucoup d'autres qui jamais ne servirent à désigner des pornographes. On oublie ses belles rééditions du XVIIIe siècle. On oublie qu'il offrit ses presses aux proscrits de la Commune, et que, grâce à lui, leur voix ne put être étouffée ! » (1)

Si la valeur de l’éditeur ne fait pas de doute, on doit aussi célébrer son opiniâtreté. Dans ses Souvenirs, Kistemaeckers écrit qu’il subit de 1880 à 1902, dix-huit procès et qu’il bénéficia de dix-huit acquittements. Cet acharnement juridique est sans doute dû en partie aux représailles engagées contre l'éditeur des proscrits de la Commune mais aussi aux impératifs d’une Belgique alors hautement puritaine et procédurière. Sa production de livres érotiques a également pesé dans la balance judiciaire. En 1889, le missel impie fut fortuitement découvert chez l’éditeur, alors que les autorités cherchaient à remonter le filon de deux livres licencieux publiés sans nom d’auteur. Une descente de police chez Kistemaeckers met à jour le stock d’un des deux livres recherchés et dévoile l’existence d’un troisième, notre Livre d'Heures satirique et libertin, tiré à petit nombre, non mis dans le commerce et réservé à des souscripteurs prêts à débourser le prix exorbitant de 40 francs. La grande étiquette bleue contrecollée sur le second plat dénonce Kiste qui reconnait avoir édité ces trois curiosa. Le voilà reparti pour un procès. Appelés à la barre, Théodore Hannon, poète belge en qui Huysmans vit un moment un disciple de Charles Baudelaire et Henri Nizet qui s’essaya au Naturalisme, deux amis de Kiste, reconnaissent alors avoir trempé dans l’écriture du Livre d'heures.


un amant démasqué par le mari, un mari enfumé par un amant
page de titre

Car si son illustration n’est que d’une main, il n’en est pas de même pour les textes. Suivant scrupuleusement l’ordonnancement d’un paroissien ordinaire, on y lit en effet des pastiches de Nizet et Hannon, les deux comparses de Kiste, des extraits de Musset, Voltaire ou Pigault-Lebrun et des textes des prophètes de la Bible, au premier rang duquel on trouve Esaïe et Daniel. Il y est aussi question du prophète Michée qui réjouit l’assemblée. En argot, le miché est le nom que l'on donne au client des prostituées. Aussi, quand les auteurs écrivent « Michée (sérieux) », il faut comprendre : « il y en a même un qui s’appelle Michée, (sérieux ! Je t’assure. C’est presque trop beau pour être vrai !) ». Aujourd’hui on écrirait sans doute: « Michée, (allô, non mais, allô quoi !) ».
Le propos est souvent osé mais teinté d’un je-ne-sais-quoi de potache qui tempère l’injure.
Dans les prières du matin, se trouvent les six commandements de Nana à son (ses) chevalier(s) servant(s). (Commandement n°3. La nuit en paix me laisseras, sans me tâter indécemment. Commandement n°5. Mes moutards tu reconnaîtras / croyant mon dire aveuglément).
L’acte de contrition à la Kiste contrefait à la lettre le catholique : « O chère, Toute et Mienne désormais, je ne puis T’avoir offensée, car le péché ne Te déplait pas ».
Des méditations proposées sur fond de Cantique des cantiques et de versets tirés d'Ezéchiel tournent libidineuses.
Les pages consacrées à la Sainte messe, renommée « La très sainte fumisterie canonique de la messe », commencent par : « Oseriez-vous nier votre idolâtrie, vous qui adorez du culte de dulie dans mille églises le lait de la Vierge, le prépuce et le nombril de son fils ». On reconnait là, au mot près, le début du Dîner du Comte de Boulainvilliers (1767) paru anonymement et dont on soupçonna à raison Voltaire d’être l’auteur. L’impiété de son texte dut visiblement l’effrayer puisqu’il s’évertua par tous les moyens à le faire attribuer à un certain St-Hiacinte.
S’ensuit une très courte « Messe profane » qui s’achève sur un « Hélas, ma chère enfant, mes burettes sont vides. »
papier de garde

« Mon doux Jésus ! Que voulez-vous qu’on réponde à un pareil tissu de turpitudes ? J’en suis rouge comme une cerise, seulement de les transcrire, moi qui habituellement suis plus blême que Debureau ! Tout ce que je peux dire, c’est qu’il sera incontestablement damné dans l’autre monde » (2)
Il n’empêche ! On a du mal à s’empêcher de rire au moment de lire les litanies. Elles s’ouvrent sur « Seigneur, ayez pitié des gens sérieux et des imbéciles ; Seigneur, ayez pitié des pince-sans-rire, des empêcheurs de …danser en rond et des propriétaires » ; continuent sur une demi-douzaine de pages qui égrènent comme il se doit le nom des saints, dont « saint Alphonse, dit Fonfonse, Saint Arthur, dit Tutur, Saint Adolphe, dit Dodofe, saint Ernest, dit Nénesse, &c. » et s’achèvent presque sur « De tous les fléaux : des huissiers et des concierges, des belles-mères et des gendres, des petits frères et des créanciers, délivrez-nous Seigneur ». Et protégez les enfants et les grandes personnes qui perdent leur temps à lire, les bons libraires et les bibliophiles curieux. © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral

LE LIVRE QUI A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est en vente à la librairie

[édité par Kistemaeckers]
Livre d’Heures satirique et libertin du XIXe siècle.

Bruxelles, Kistemaeckers, s.d. (1889)
In-8 carré, reliure à la bradel papier bronze orné d'un treillage et d'ornements circulaires, que l'on retrouve aux pages de garde. Tranches dorées.
159, [1] pp.
Pastiche de missel ayant reçu 16 entourages léchés reprenant les codes des missels de l'époque. Nombreuses scènes libertines.

En début d'ouvrage, pages laissées
vierges afin d'y écrire ses "souvenirs d'amour".
Pastiche de missel ayant reçu 16 entourages reprenant les codes des missels de l'époque. Nombreuses scènes libertines.
Large étiquette bleue de l'éditeur sur le second plat.
Gay, II, 885. "Plaisant livre de prières libertines, présenté comme un livre d’Heures. Le texte est contenu dans des encadrements illustrés imprimés en diverses couleurs."
Demander détails et/ou prix

NOTES
(1) A la une du numéro du 19 mai 1905 du Messager de Bruxelles.
(2) Ce n’est pas de nous, mais de ce bon Théophile Gautier dans les épatants
Jeunes-France que nous avons parcouru en même temps que nous travaillions au livre d’Heures de Kiste.

mercredi 20 juillet 2016

DE L’ÉROTISME DES FIACRES SELON CE COQUIN DE CUISIN




 #PourCeuxQuiSontPressés

#DelAmourAuGrandTrot  #BaisodromeAttelé
#ErotismeDesFiacres 

#DesVentsDesPetsDesPoums 
#FlaubertCuisinMêmeCombat
 
#EauEtGazàToutesLesEtapes
détail du frontispice dépliant

Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même.
Qui diable se cache derrière ces prodigieux pseudonymes-pour-rire au milieu desquels nous trouvons une victime de la tyrannie de Napoléon Bonaparte, un parasite logé à Pouf dans un grenier, un écouteur aux portes, un dessinateur au charbon et un enlumineur à la litharges, un rôdeur caché dans un arbre creux du bois de Boulogne, une victimes des femmes entretenues un lynx magicien, un homme qui s'est marié sept fois, une société d'agriculteurs 
La Folie mène le cortège
La réponse est J.P.R. Cuisin, alias M. Vélocifère, amateur de messageries, auteur de L’Amour au grand trot qui nous intéresse aujourd’hui. Ne me demandez pas à quoi correspondent les initiales J.P.R. C’est un mystère et boule de gomme. Tout au plus, le P. semble avoir été pour Paul. Ne me demandez  pas non plus de vous dire en deux mots qui était Cuisin. C’est positivement impossible. En vrac, il fut polygraphe, militaire, anti bonapartiste, membre honoraire de la Société française de statistique universelle et conservateur du Cabinet d'anatomie Dupont. Pour votre gouverne et au cas où, petits veinards, vous passeriez prochainement à Montpellier, le Cabinet Dupont fut donné au Musée d’anatomie montpelliérain par H. Dupont lui-même, « naturaliste du Roi et des Princes » et « artiste en préparations en cire ». Il contient entre autres « la série la plus complète qui ait jamais existé de symptômes de la maladie syphilitique doit être pour une jeunesse aveugle en ses passions, une école de mœurs, un salutaire avertissement bien capable de la détourner du libertinage, qui produit des fruits si amers : le père y conduira son fils ; plus que la remontrance la plus éloquente qu'il pourrait lui adresser, ce spectacle préviendra fortement l'imagination du jeune homme, soit sur ceux de la débauche, soit sur les dangers de l'onanisme. » Si le rapport de l’onanisme à la syphilis ne saute pas aux yeux, le lien de Dupont à Cuisin est facile à tresser. Tous les deux, l’un par la cire, l’autre par l’encre, ont cherché à produire un spectacle [qui] n'a rien de dégoûtant, puisque tout y est artificiel ; un spectacle-avertissement pour leurs spectateurs et lecteurs innocents et alléchés. 
Voyez comme le Fripon mène tout l'équipage galant.

C’est en tout cas ce que veut faire croire Cuisin dans le préambule de son petit volume au titre gigantesque : L’Amour au grand trot, ou la Gaudriole en diligence, manuel portatif et guide très-précieux pour les voyageurs offrant une série de voyages galans en France et à l’étranger ainsi qu’une foule de révélations piquantes de tous les larcins d’amour bonnes fortunes espiègleries aventures extraordinaires dont les voitures publiques sont si souvent le théâtre. Par M Vélocifère grand amateur de messageries. Il y écrit: « Allons, vous voilà bien avertis, époux, mères, filles et jeunes-gens. Vous ne pourrez pas dire qu’aucun moraliste officieux ne vous ait point signalé les écueils. Mais hélas ! On le sait que trop c’est prêcher dans le désert ; il faut que jeunesse se passe.»
A la lecture de ce livre très amusant, on est cependant en droit de douter de ce «camelotier prolifique, auteur de colportage, polygraphe paillard ou édifiant, [… aux] ouvrages toujours teintés d’une ambition morale, feinte ou véritable […et] aux titres programmatifs quelque peu hypertrophiés, presque hystériques ou plutôt frénétiques, qui attestent d’une manière d’appel qui est celle du bonimenteur des spectacles de la foire » (1). Et on aura raison.
Si «l’immoralité » du contenu l’a fait mettre à l’index par mesure de police en 1825, c’est que Cuisin a eu beau user de périphrases et d’images plus alambiquées les unes que les autres, on voyait trop bien où il voulait en venir. Un exemple : alors que la belle Elisa est assoupie – ou fait mine de l’être – dans la voiture de poste qui transporte également le narrateur, comme par hasard, sa poitrine se découvre. « C’est pour le coup qu’en plein jour, raconte le jeune homme, j’eus été obligé de croiser ma redingote ! Toutes les cordes de la volupté étaient tendues en moi […] Je brûlais de lui donner enfin une leçon d’astronomie, dans laquelle elle ne perdit pas de vue l’aiguille aimantée ; ainsi partant du département du Mont-Blanc et pénétrant jusqu’à celui de l’Aisne, je m’enivrai de mille délices en prenant possession d’une île nouvelle, que peu de navigateurs avaient abordée, à en juger par la difficulté de l’entrée au port ». Les diligences permettaient réellement ce que Meetic et la farandole des réseaux sociaux n’agréent que virtuellement aujourd’hui : du badinage express. Les genoux qui s’entrecroisaient, les cuisses qui se frottaient ont laissé place aux chapelets de smileys et aux photos de profil. « L’émoi du vécu » a été remplacé par le « Et moi, me likeras-tu ? » Entre la voiture à cheval et la fibre numérique, il y eut bien le train, concentré d'érotisme à vapeur qu'Apollinaire fit tenir tout entier dans un wagon des Onze mille verges. Raymond Loewy, celui qui modela dans les années 30 les sublimes locomotives de la Pennsylvania Railroad, avouait pour sa part dans La laideur se vend mal, que rien ne lui paraissait plus torride que la rencontre d'une femme seule dans un train en marche. 
Fleurettes et papillons légers
 
Mais aujourd’hui le déplacement des Hommes est en passe d'être supplanté par le mouvement de la fibre optique. C’est d’autant plus dommage que la littérature doit beaucoup aux salles obscures sur roues que furent les voitures à cheval. Si dans Madame Bovary, Flaubert a placé la mise en jambes d’Emma et Léon dans un fiacre, c’est loin d’être innocent comme le prouve le passage d’une lettre célèbre de l’écrivain à Louise Colet datée du 29 novembre 1853 : « As-tu réfléchi quelquefois à toute l'importance qu'a le Vi dans l'existence parisienne ? Quel commerce de billets, de rendez-vous, de fiacres stationnant au coin des rues, stores baissés ! Le Phallus est la pierre d'aimant qui dirige toutes les navigations. » L'aiguille aimantée de Cuisin et la pierre d'aimant de Flaubert  indiquent sans flancher le même mont de Vénus. Sorti en 1857, le roman, comme la pochade de M. Vélocifère vingt ans plus tôt, connut les démêlés judiciaires que l’on sait. Encore en 1888, le Fiacre émoustille. Xanroff en fait une chanson, reprise par Mireille et Brassens, qui n’a pas pris une ride : « Un fiacre allait, trottinant /Cahin, caha / Hue, dia, hop là!/ Un fiacre allait, trottinant /Jaune, avec un cocher blanc. » Dedans, stores baissés, une femme et son amant. Le mari qui, du trottoir, reconnait la voix de sa femme, de surprise, tombe et se tue. Du fiacre une dame sort et dit: « Chouette, Léon! C'est mon mari! Y a plus besoin de nous cacher ». Et la belle de faire renvoyer le fiacre. Laissant flotter dans l'atmosphère l’hommage discret, par Léon interposés, du chansonnier au père de Madame Bovary.

Six fois prout
D’autres passages de L’Amour au grand trot  – scatologiques ceux-là – raviront les fans d’Evguenie Sokolov, Des vents, des pets, des poums de Gainsbourg qui aurait sans doute et sans vergogne renommé ces pages « Eau et gaz à toutes les étapes ». Un exemple parmi d’autres, pioché dans les plus innocents, concernent l’éléphantique Mme Delaloyau. « Sa fistule à l’anus lui ayant ôté la clef de ses fesses, nous étions tous enveloppés à tout moment d’un nuage méphitique, et chaque cahot un peu violent de la voiture était compté et marqué par un prout, puis prout prout, et six fois prout ». S’ensuivent deux pages odorantes très réussies mêlant à ces remugles, les nombreuxet capiteux parfums portés par les voyageurs et le fumet d’un chien parfaitement crotté.



Hymen consterné
Le plus étonnant dans tout ce barnum littéraire, est la finesse du frontispice de cet Amour au grand trot décidément sympathique. Il se déplie largement sur la largeur de trois pages et présente deux voitures lancée à pleine allure et bourrées à craquer. En tête de cortège, à pied, la Folie, tout en grelots, les seins et les jambes à l’air. A l’arrêt, consterné, le flambeau en berne, l’Amour se cache le visage dans la paume de sa main. Dans les airs, une espèce de Déméter ailée, déverse des fleurettes. Elle devrait selon la légende de la gravure représenter le Vin mais, sauf à y voir une bacchante  introvertie, l’allusion n’est pas très claire.
Il faut attribuer cette pointe sèche à
Pierre-Jean-Baptiste-Isidore Choquet, (1774-1824), miniaturiste et illustrateur, qui multiplia les scènes mythologiques dont plus d’une vingtaine sont conservées au Rijksmuseum. Jules Gay (2) a beau vouloir que ce soit un certain Choquet de Lindu, officier et architecte de la Marine qui l’ait composée, ça ne colle pas. Le brave militaire mourut en 1790 et s’intéressa plus aux murs de bagnes qu’aux portières de diligences. De surcroît, la vente de cette gravure intitulée Voyez comme le fripon vous mène tout l’équipage galant fut orchestrée en 1820 par « Mme Lepetit, rue Hautefeuille, n 3o ». Outre le fait que le titre à rallonge de la gravure est bien dans le goût de Cuisin, Mme Lepetit se trouve être l’éditeur de L’Amour au grand trot. Pour enfoncer le clou, Choquet est aussi l’auteur avéré des très intéressantes illustrations des Ombres Sanglantes (3), merveille de nouvelles noires que Cuisin fait paraitre en 1820 chez la même éditrice. La drôlerie des personnages que l’on surprend à se bécoter, donner la tétée, vider leur pot de chambre, se boucher le nez dans les deux diligences, la finesse du détail des malles, des cages à oiseaux, des nuages de poussière finissent de nous convaincre de l’excellence de la main qui a inventé la scénette.
Autorisée à publication en juillet 1820, la gravure se retrouva-t-elle mise à l’index avec le volume en 1825 ? Voilà un paradoxe éditorial qui dut bien amuser notre écrivain qui s’autoportraitisa avec humour dans le Dictionnaire des gens de lettres vivants, par un descendant de Rivarol, paru en 1826 et dont il fut un des deux auteurs cachés. Cela donne : « CUISIN (J. P.) : Cet auteur est un véritable modèle de versatilité; on ne peut lui refuser quelque esprit, quelque chaleur d'imagination, mais la sagesse n'en règle jamais les bonds, les soubresauts et les saccades. Ses principaux trophées sont des in-18 d'un style parfois érotique avec des mœurs pures, de la probité, il a allié ce contraste adultère […] la postérité ne prononcera jamais le mot de camelote, sans qu'une réminiscence ne le signale comme un de ses coryphées les plus chauds. Voilà l'opinion, c'est une reine tyrannique, qui ne revient jamais de ses révélations, de ses jugements ERRONÉS, telle chose que vous fassiez pour réparer des erreurs littéraires de jeunesse ». Dans l’article consacré à Gilbert, on y lit aussi que « si Gilbert, ainsi que Cuisin étaient condamnés à porter tous leurs ouvrages, vraiment ils succomberaient sous leur poids ». En ce qui nous concerne, nous, nous avons en tout cas succombé à son charme. © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral 

LE LIVRE QUI A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est en vente à la librairie
 
M. Vélocifère, grand amateur de messageries. [J.P.R. Cuisin]
L’Amour au grand trot, ou la Gaudriole en diligence. Par M. Vélocifère, grand amateur de messageries. Paris, chez les principaux Libraires du Palais-Royal, an du plaisir au galop 1820.
Paris, chez les principaux libraires du palais-Royal, an du plaisir au galop, 1820.
In-18, plein papier postérieur vert, dos lisse. Frontispice dépliant, faux-titre, titre, 278 pp.
Édition originale de cette succession de tableaux lestes qui ont pour cadre les diligences du début du XIXe s. En frontispice, « Voyez comme le fripon mène tout l'équipage galant », une grande et fine pointe sèche par Choquet.  


NOTES

 (1) Le spectre et la camelote Clichés du roman noir en mouvement - Marie-Laure Delmas
(2) Iconographie des estampes a sujets galants et des portraits de femmes... Par Jules Gay
(3) Pour le plaisir, le titre en entier du volume : Ombres Sanglantes, galerie funèbre de prodiges, événements merveilleux, apparitions nocturnes, songes épouvantables, délits mystérieux, phénomènes terribles, forfaits historiques, cadavres mobiles, têtes ensanglantées et animées, vengeances atroces et combinaisons de crimes, etc.