lundi 1 février 2010

François de Bordas, bibliophile // Un bibliophile s’est jeté à l’eau.


Si François de Bordas était des Indes, on n’hésiterait pas à le comparer à Shiva, ce dieu à 4 bras que l’on voit sur certains hauts-reliefs terrasser l’ignorance, car cet homme-là court par monts et par vaux à la recherche du beau livre, de la connaissance, à la rencontre de ses amis peintres, écrivains ou…graveurs. C’est l’un d’entre eux, Albert Woda, qui nous réunit ce matin d’automne aux frondaisons d’un des seuls points de verdure du quartier le plus minéral de Paris. Le peintre Woda a exposé non seulement dans toute l’Europe mais également outre-Atlantique. Il a été, au titre d’illustrateur du livre, célébré dans des lieux-phare tel que la librairie-Galerie Matarasso, à Nice ; la galerie M. Broutta et les librairies A. Blaizot, Nicaise, Kieffer à Paris. Certes, il aurait été aisé de simplement franchir les portes de ces vénérables maisons et de brosser à leur lumière blanche et vive le portrait de l’artiste. Mais voilà. Albert Woda cultive ses amitiés à la manière-noire de ses gravures : confidentiellement. Il aurait donc été bien maladroit de m’y prendre de la sorte. Cependant le temps pressait puisque a médiathèque de Perpignan (15 rue Emile Zola. 66000 Perpignan. 04 68 66 30 22) s’apprêtAIT à lui rendre hommage du 25 octobre au 29 novembre 2008. C’était trop rageant de laisser passer un si magnifique prétexte de parler de son travail. C’est alors qu’entra en scène François de Bordas. L’homme en question, sorte de roseau marchant d’un pas long et droit, la main accorte offre à voir une crinière poivre et sel, des yeux pénétrants, la lèvre volubile et un appartement qui contredisent son allure de yogi. Il faut dire que l’entrée ressemble plus à une bibliothèque qu’à un vestibule. Il n’y a pas assez des rayonnages pour accueillir les ouvrages qui y sont destinés. Je n’ai que le temps d’y jeter un regard circulaire de myope : ce n’est visiblement pas là que Woda a trouvé asile. A vrai dire François de Bordas, qui doit se méfier de sa capacité à retrouver les livres qu’il range, a concocté au milieu du salon, une sélection d’ouvrages. Sur une table de bridge jupée d’un tissu marron flatteur aux livres, ont été déposés des emboitages de différentes tailles et de diverses couleurs. A droite de l’empilement, sur le canapé, captant la lumière des deux fenêtres qui lui font face, un tableau : un Ventre de Soledad, ses hanches, le creux rond de son nombril. Il fallut un an au bas mot pour lui trouver l’encadrement idéal. La toile quasi monochrome fait irrésistiblement penser aux plaques qu’utilisent les graveurs sur cuivre. Sensation que ma lecture postérieure du Carnet de peinture de Woda (Pézenas, eds Domens, 2008) confirmera. N’y lit-on pas que parfois, sur ses toiles, il pose « sur un fond de couche de Gesso, une couche d’encre taille-douce mélangée à de la térébenthine ». Ces correspondances font jubiler mon collectionneur qui possède à lui seul un exemplaire de tête des ventres de Soledad (Editions de l’eau, 2001, textes de S. Braganti et G. Lascault, 8 manières noires de l’artiste), un tirage à part des gravures, un dessin original et le tableau que je compare maintenant aux illustrations. On y retrouve un velouté particulier dont Woda est devenu le maître. Certes quelques autres graveurs contemporains s’y sont essayé avec brio comme Judith Rothchild ou Mikio Watanabe, mais il est question ici de bien plus que d’une simple maitrise technique. Si seulement on sait prendre le temps, comme François de Bordas, de laisser entrer son œil dans chacune des planches, si on permet à son esprit de les méditer, voilà qu’on sent que ce sont des copeaux entiers de l’âme de Woda qui s’y retrouvent. Bientôt, Je me sens parfaitement à l’aise. Et, tout en maniant à ma guise les livres qui sont sur la table, j’écoute avec plaisir le court et brillant exposé que me présente mon professeur particulier : la manière noire, technique ardue de gravure, fut tout d’abord expérimentée au cœur du XVIIème siècle en Allemagne ; elle s’épanouit par la suite en Hollande ; puis vers 1670, elle enthousiasma l’Angleterre, qui se l’appropria à tel point qu’on finit par la nommer parfois « manière anglaise ». Alors vinrent l’aquatinte, la lithographie et les procédés photomécaniques, qui plus rapides et systématiques détrônèrent petit à petit mais inéluctablement le lent procédé de la manière noire. Il faut dire que le temps nécessaire à la préparation de la plaque est sempiternel. Au moyen d’un berceau, il faut entièrement consteller de petits trous la plaque de cuivre; si, à ce stade on encrait et tirait la plaque, on obtiendrait un parfait monochrome. Il ne suffit pas en effet de bercer le métal pour obtenir une manière noire : il faut ensuite créer les gris et retrouver les plages de blanc. Dans ce but, le graveur utilise brunissoir et grattoir pour aplanir voire écraser les pics de cuivre. Les parties aplanies donneront les gris, les endroits écrasés sur lesquels l’encre ne trouvera pas refuge, les blancs. Lorsqu’il berce la plaque de cuivre, du sablier qui s’écoule, Woda se fiche comme d’une guigne. L’intimité qu’il est en train de créer entre le papier, le texte et le lecteur parait seule compter. C’est la magie de la manière noire. C’est sans doute ce qui fit que les sociétés de bibliophilie furent attirées par cette technique malaisée. En 1961, les Francs Bibliophiles, commandèrent à Mario Avati vingt-cinq manières noires pour illustrer le volume in-8 des Aphorismes de Brillat-Savarin. Dans un autre genre, c’est à Woda que la brillante société féminine des Cent Une demanda d’illustrer de 7 pointes sèches et de manières noires Les anges. L'enfer de Patrice De La Tour Du Pin (1993). Deux ans plus tard, en 1995, pour un texte de Jacques Lacarrière, Erèbe/Ebène, le peintre-graveur donne cinq autres manières noires. Mais le contexte ici est tout autre : pour la conception de ce volume qu’abrite un épais emboitage noir, Woda est seul maitre à bord. Car c’est aux éditions de l’eau que ce texte parait. Je le parcours distraitement car le ton avec lequel François de Bordas m’a dit tout cela parait trop amusé pour être honnête. « Eh bien quoi! Vous n’êtes pas polyglotte? Woda veut dire eau en langue polonaise ». Il ne faut en effet pas s’imaginer notre maniériste aussi obscur que ses estampes. C’est un reclus volontaire qui aime les pichenettes du sort et les usures du temps au point de travailler sur une petite presse qui fut parachutée par les alliés dans le ciel de France pendant la seconde guerre mondiale et qui servit à l’édition de tracts clandestins. L’anecdote réjouit mon hôte qui connait trop bien le gaillard dont il collectionne les exemplaires de tête pour n’y voir que bravade historique : toujours dans son « carnet de peinture » Woda décrit la « presse [qui] est un outil dont la force est extrême. C’est l’équivalent du four pour le céramiste, de la scène pour le musicien, de la fusée pour le cosmonaute. Sans ce passage par cette force surhumaine, la gravure n’existerait pas. La force d’une gravure, c’est qu’elle conserve en elle la puissance de la presse ». La puissance de la presse, Woda la transforme en présence réelle. Il suffit pour s’en rendre compte de parcourir les eaux-fortes qui illustrent La vie de ton visage (Editions de l’eau, texte et 4 gravures, 1999). Les courbes du corps et de la chevelure de son modèle irradient les pages. A l’autre bout du salon, l’apparition d’une jeune elfe ébouriffée de 20 ans, aux yeux gorgés de sommeil, interrompt le discours tout amical qui m’est tenu sans discontinuer : « Je vous présente ma fille ainée ». Dans un sourire, la jeune fille s’éclipse par une autre porte. Cet intermède charmant m’a permis de me saisir de Simples histoires de feu (Editions de l’eau, texte de Sophie Braganti, 1994). Les six manière-noires présentent des montagnes hérissées de quelques arbres. Pour Woda, qui « [peint] les arbres quand [il n’a] pas de femme, ni devant, ni au-dessus, ni au-dessous, ni derrière [lui] », ce choix ne doit pas être pris à la légère. François de Bordas part dans des interprétations diverses et toutes aussi séduisantes, sans jamais en retenir aucune. C’est que nous causons d’une bibliophilie en marche. On ne glose pas de la même façon sur des textes illustrés il y a belle lurette que sur une œuvre sur papier en devenir. Le bibliophile n’est pas en mesure d’extrapoler puisque le graveur est toujours en train de créer. Et cette retenue rend la bibliophilie contemporaine émouvante et désirable. On a la sensation d’avoir, non son mot à dire, mais son regard à exercer : La contemporanéité appelle l’honnêteté dont on sait qu’elle est parfois – comme ici précisément - la chrysalide de belles amitiés. Aujourd’hui, j’ai la rare possibilité de scruter ex vivo la complicité qui unit un illustrateur du livre à son collectionneur. Ce qui les lie originellement c’est le support papier : François de Bordas me fait remarquer à plusieurs reprises les papiers choisis par Woda. Celui-ci, quelque part dans son Carnet note que « les papiers blancs sont sans pitié ; les très lisses sont de vrais sauvages, les très épais, des traîtres, car ils font croire qu’on peut s’y enfoncer, mais c’est faux ». Depuis quelques instants, mon hôte entrecoupe notre conversation de sauts de puce aux rayonnages de ses bibliothèques, celles du salon, de l’entrée, du couloir. Il cherche son exemplaire de Tes seins sont des grenades qui s’est visiblement carapaté. Or il tient à me montrer que son peintre-graveur d’ami est plus polymorphe encore que ce que j’en ai vu. Il s’acharne à parcourir les rayonnages. Mais c’est pourtant moi, tranquillement assise, qui vais mettre la main sur le volume capricieux en arrivant en bas de la dernière pile de la table ! François de Bordas esquisse un large mouvement de bras et retient mal un rire charmant mais moqueur ! Est-il atteint du syndrome du bibliophile transi ? C’est surtout, je crois, une autre manifestation de l’enthousiasme communicatif de François de Bordas. Dans Tes seins sont des grenades, on est bien loin des manières noires, ces sortes de « mousses de cuivre » qu’aime tant Woda. Il s’agit plutôt ici de montrer – ni plus ni moins - que le Cantique des Cantiques est surtout et avant tout un sensuel poème d’amour. Les mots de Lalou frappent aussi fort que les manières de crayon de Woda. Et je me dis que nous n’avons pas eu le temps vraiment de parler de ce qui sous-tend l’existence même des illustrations des livres, j’ai nommé le texte. Quand on lit la bibliographie du peintre-graveur, cela saute pourtant aux yeux : l’écrivain est roi au royaume de Woda. A lui seul, le Stabat mater de l’indispensable Salah Stétié, qu’accompagnent dessins, peintures et gravures de l’illustrateur (Editions Alternatives, 2005) pourrait en être le manifeste. Petit à petit, je soupçonne François de Bordas de ne pas tout me dire de son amour du livre illustré… Avant qu’il ne nous mette tous les deux à la porte pour aller arpenter les allées de la Biennale des antiquaires au Grand Palais, il ne m’aura fait qu’un seul aveu : celui d’avoir monté les éditions d’Héloïse qui publient depuis quelques années textes et dessins mettant en scène coqs et poules, teckels et Jack Russell et surtout chevaux de polo, attelés ou en totale liberté. D’ici que j’apprenne que ce luron bibliophile construise une arche en cachette…