#PourCeuxQuiSontPressés
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Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le
prennent quand même
La bibliophilie ressemble parfois à une
enquête de Columbo. Ici, les corps rarissimes qui ont été retrouvés sont au nombre de quinze. Quinze
photographies de portraits-charges contrecollés sur bristol fort. Un frisson de
plaisir a parcouru nos échines en les exhumant.
Quinze "victimes" consentantes |
Les indices ? Une signature, un nom de photographe, des trompes de chasse,
de la moustache, du poil de barbe.
Les témoins ? Nombreux.
Mais tous morts. Voilà qui promet.
Capron, photographe sous le Second Empire |
Normandie. Second Empire. Nous avons le lieu et l’heure de notre « crime bibliophilique ».
Au recto, contrecollés, quinze photographies tirées en bistre sur papier fin s’exposent. Capron a bien bossé. Il a très correctement pris en photo ces portraits-charges dessinés au crayon qui mettent malicieusement en scène des veneurs en action.
Au moment de se pencher sur ces gaillards, voilà qu'on plonge dans une partie de Cluedo zinzin régie par une règle du jeu à la manque. Au lieu de devoir deviner qui a fait le coup – ici aucun doute, c’est Nicolas Moreau qui ne perd rien pour attendre, on parlera de lui tout à l’heure -, on doit retrouver l’identité des protagonistes. Exit le colonel Moutarde; à la trappe dames Pervenche et Leblanc; au diable le révérend Olive; au placard le professeur Violet; bye bye mademoiselle Rose. A la place, on a affaire à des chasseurs que l’artiste a affublés de signes distinctifs… qui ne nous disent plus rien aujourd’hui, les derniers témoins oculaires des manies de ces messieurs ayant été expédiés ad Patres depuis des lustres.
A ce stade de l’enquête, qu’a-t-on
finalement à se mettre sous la dent ? Un lieu, une date, des trombines de
veneurs et la signature d’un peintre qui mériterait qu’on s’intéresse
sérieusement à lui. Si malgré tout, on met ces indices dans un shaker et qu’on
le secoue avec conviction, on en sort un nom, un nom qui brille au firmament de
la vénerie, celui du marquis de Chambray.
A bicycleeeetttte |
A partir de cet astre de la vénerie française, les planètes se mettent gentiment en orbite. De fil d’Ariane en aiguilles de bottes de foin, on finit par redonner leur identité à quelques caricaturés, parfois avec certitude, d’autre fois avec intuition. Cet homme des bois à bicyclette, ne serait-ce par hasard « M. de Lestanville, un joyeux, [qui] suivait à pied et à bicyclette; il arrivait souvent, par quel miracle? avant les cavaliers : instinct des raccourcis. »
Avouez! Vous êtes avoué? |
Le kilt cynégétique |
Et celui-là, kilt au vent et dague dégainée, ne serait-ce pas Avenel connu pour ses origines écossaises?
Veste pour chiens de poche |
Favoris d'un favori de Chambray |
Observons encore cet autre visage, familier et pourtant vaguement déconcertant. Ce nez droit plongeant en pointe sur une barbe noire taillée en pointe, ces pommettes hautes, ce regard bridé, ce maintien impeccable, ce poing sur la hanche d’un corps sec délié, on dirait, mais oui, on dirait… le marquis de Chambray en personne !
le "Grand cerf" Chambray en chair et en papier |
Si on ne le reconnaît pas dans la minute, c’est qu’à l’époque des caricatures, faites aux alentours de 1865, il n’a que 37 ans ! Or, le divin marquis, on le connaît plutôt grâce aux photos réunies par Maurice de Gasté en 1894, soit plus d’une vingtaine d’années après que Nicolas Moreau ait croqué ces veneurs et que Capron ait fixé la trace par la photographie. Or, à 65 ans, Chambray avait eu le temps de blanchir sous le harnais de l’équipage qu’il avait fondé en 1850.
Hormis ces cheveux blanchis, la photo en pied prise en 1894 et le
portrait dressé à l’encre par Gasté en 1926 correspondent encore à celui
que Moreau dessina au crayon près de quarante ans auparavant. Celui qui fut
surnommé « le Grand Chef » et que Moreau campe le pied victorieux sur un
huit-cors, était « sec, la figure colorée, une courte barbe taillée en
pointe, des sourcils légèrement broussailleux en accent circonflexe, les yeux
en amande, assez petits, remplis de finesse, de malice, d'expression un peu
rusée, mais souriante. Il était leste et dégagé, qu'il soit au chenil en sabots
et en veste de velours, en tenue de chasse ou du soir; il était minutieusement
soigné dans ses vêtements comme sur sa personne. C'était un délicat du
savoir-vivre, assez timide, ayant toujours peur de froisser ou de blâmer;
personne n'a jamais pu dire de lui : « Il est de mauvaise humeur. » »
la pommade du lion, connue comme le loup blanc |
Pommade du lion connue comme le loup blanc |
La potacherie règne que Nicolas Moreau a su rendre avec un réel humour. Humour apprécié au point d’être partagé ? Ça se pourrait bien ! Flirtant avec la bibliophilie fiction, on imagine aisément que ces portraits-charges furent commandés par un amphitryon du cénacle de Chambray, ou par le grand maître lui-même. On imagine encore que, ravi du résultat et tanné par ses compagnons de chevauchées, le commanditaire ait décidé de les faire photographier et monter sur bristol pour en faire cadeau aux happy few concernés.
L’hypothèse est séduisante, l’énigme reste entière, bien qu'à y bien réfléchir, la véritable énigme dans le fond, ce soit l’artiste lui-même, Nicolas Moreau.
Moreau signe au sabot et à l'ongle |
Le grand ordonnateur de ces instantanés bonhommes a en effet obstinément cherché à nous échapper sans y réussir complètement. Malgré lui, il a surgi au détour des comptes-rendus d’expositions artistiques de l’époque, dont le plus parlant est sans doute celui que Bertall fit en dessins pour le Journal amusant en 1865. Le croquis qu’il donne de l’humoristique « Course au sanglier » de Moreau est astucieusement légendée : « Marcassin, monté par Milord, arrive bon premier d'une demi-longueur; Miss, montée par Tom, est seconde ; Black est distancé ».
Hommage de Bertall |
Moreau a aussi émergé des potins mondains dont était friande la presse de l’époque. Dans le Chenil daté du 14 avril 1887, on a par exemple appris que le vautrait Servant chassa le jeudi 7 par un temps très couvert et que « les honneurs du pied [furent] faits à M. Nicolas Moreau et la curée aux flambeaux ». C’est que Nicolas Moreau, bien que très bien en cour dans la Normandie de Chambray, n’y allait qu’en déplacement. C’est à l’Isle-Adam qu’il habitait. Or, le chenil de l’équipage Servant, point névralgique de tout équipage, était cantonné au Château de Presles… à l'Isle-Adam justement. C’est donc avec cet autre équipage de légende que Moreau passa le plus clair de son temps cynégétique. On va jusqu’à dire qu’il fut le peintre de chasse particulier des Dollfus et des Servant et qu’il fut même membre de l'équipage. On a trace d’huiles humoristiques, croquis et caricatures qu’il fit pour eux et dont quelques-unes ont survécu au XXe siècle et sont parvenus jusqu’à nous.
"des études de chevaux dignes de Géricault" |
Nicolas Moreau - Hallali - équipage Servant - musée Louis Senlecq à l'Isle-Adam |
Olivier de Penne !? Quelle drôle de coïncidence. Alors qu’on parle de talents de société, Nicolas Moreau et Olivier de Penne, deux cadors de la peinture sportive, se retrouvent réunis… Moreau, cador du genre ? Mais, oui, mais oui. Et nous ne sommes pas les seuls à le penser. Chroniquant le salon des animaliers de 1921, Denoinville écrivait : « Gélibert, un vétéran très glorieux a peint des chiens de guerre et nous pensons encore à de Penne, qui connaissait si bien lui aussi, ses chiens et à cet autre peintre Nicolas Moreau, un élève de Jules Dupré, bien méconnu et dont certaines études de chevaux et de chiens valent cependant celles de bien d'autres. » On lit autre part que Moreau « élève de Picot et de Jules Dupré, est inspiré par les chasses à courre qu'il situe dans la forêt de l'Isle-Adam. Les toiles qu'il adresse au Salon de 1844 à 1883 montrent un artiste robuste et délicat, à l'affût de la lumière et du mouvement ». Les quelques traces visuelles de Moreau glanées lors de notre cyberquête, les trois œuvres de l’artiste conservées au Musée d'Art et d'Histoire Louis-Senlecq de l'Isle-Adam confirment ces éloges. A ces qualités, nous ajouterions volontiers le sens inné de l’humour et une gaité chevillée au corps. C’est peut-être ce dernier trait de caractère pictural qui fait qu’il soit si méconnu aujourd’hui. On se damne toujours pour le drame mais on dédaigne généralement la comédie.
Nicolas by Moreau? |
Risquons-nous à penser que, d’outre-tombe, Nicolas Moreau se fiche comme d’une guigne de sa postérité en demi-teinte. De son vivant, il privilégia le plein air, la justesse de son art et l’amitié mais pas les ronds de jambes et encore moins l’art de parvenir. Nous en prenons pour preuve les charmantes strophes du Souvenir de Roumare qu’un certain A. Gérard écrivit au débotté le 26 janvier 1866 devant les «deux tableaux, où le pinceau fidèle / D'un artiste en renom [Moreau] a si bien reproduit / Les traits que pour chasser grand saint Hubert nous fit […] Et que le peintre a su nous faire reconnaître […il] a réussi de nous rendre vivants ». Au premier rang de ces chasseurs à courre, on ne sera pas étonné de retrouver « le marquis de Chambray, le chef de l'équipage ». Les noms cités à sa suite, pour un bon nombre, nous les avons déjà croisés au début de notre enquête.
Gérard écrit aussi que sur l’un des deux
tableaux qu’il décrit, le peintre s’est représenté : « Tout en
sonnant sa trompe, au coin, voyez Moreau / Qui regarde l'effet que produit son
tableau. » Enhardis par ces deux vers, nous tentons l’identification d’une
des cartes-bristol non encore élucidée. Un carton à dessin et un crayon y sont
brandis par un veneur cintré dans sa tenue, encerclé par sa trompe, juché sur
un tréteau à étriers, mené par un « nez […] planté ferme sur [une] épaisse
moustache» à la Napoléon III. Se pourrait-il que ce veneur dessinateur cache un
second autoportrait de Nicolas Moreau ?
Baisse ton masque, Moreau, on t’a reconnu ! (Enfin, on espère!)
©
texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral
(1) Une fois pour toutes : la rouflaquette
est constituée d'une mèche de cheveux et non pas de
poils des joues. Le favori est lui, du poil de joue. Une caractéristique commune aux rouflaquettes et aux
favoris est que le menton se doit de rester glabre.
BIBLIO //Le Chenil : journal des chasseurs et des éleveurs, 14 avril 1887
Bulletin de la société de
vénerie, octobre 1962
L'Intermédiaire des chercheurs et curieux, 1953
Gérald Schurr, Les Petits maîtres de la peinture, valeur de demain, 1979
Amédée Besnus, Mes relations d'artiste, 1898
Georges Denoinville, in La Revue des beaux-arts : juin 1921
A. Gérard. Souvenir de Roumare. 26 janvier 1866
Joconde.fr pour retrouver les tableaux de Moreau conservés au musée Louis Senlecq à l'Isle-Adam
L'ensemble qui nous a permis d'écrire cette lorgnette est constitué de
L'Intermédiaire des chercheurs et curieux, 1953
Gérald Schurr, Les Petits maîtres de la peinture, valeur de demain, 1979
Amédée Besnus, Mes relations d'artiste, 1898
Georges Denoinville, in La Revue des beaux-arts : juin 1921
A. Gérard. Souvenir de Roumare. 26 janvier 1866
Joconde.fr pour retrouver les tableaux de Moreau conservés au musée Louis Senlecq à l'Isle-Adam
L'ensemble qui nous a permis d'écrire cette lorgnette est constitué de
Nicolas Moreau
Auguste Capron photographe
Quinze portraits-charges
Rarissime ensemble de portraits-charges, présentant le marquis de Chambray et un échantillon des veneurs évoluant dans son cercle. Une première enquête a permis de remettre un nom sur le visage et la silhouette de quelques-uns des chasseurs et de replacer le peintre sportif Nicolas Moreau, aujourd'hui méconnu, à sa juste place, celle de peintre officiel de l'équipage Servant, autrement dit celle d'un peintre de grand talent.
Sans lieu ni date.
15 photographies contrecollées sur bristols forts mesurant 6,3 x 10,6 cm Les clichés en eux-mêmes mesurent 5,4 x 7 cm.
Nom du photographe aux rectos et aux versos qui indiquent également l'adresse de son atelier, 13, rue Rollon à Rouen. Caricatures signées.
15 photographies contrecollées sur bristols forts mesurant 6,3 x 10,6 cm Les clichés en eux-mêmes mesurent 5,4 x 7 cm.
Nom du photographe aux rectos et aux versos qui indiquent également l'adresse de son atelier, 13, rue Rollon à Rouen. Caricatures signées.
Rarissime ensemble de portraits-charges, présentant le marquis de Chambray et un échantillon des veneurs évoluant dans son cercle. Une première enquête a permis de remettre un nom sur le visage et la silhouette de quelques-uns des chasseurs et de replacer le peintre sportif Nicolas Moreau, aujourd'hui méconnu, à sa juste place, celle de peintre officiel de l'équipage Servant, autrement dit celle d'un peintre de grand talent.