JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI
SONT PRESSÉS. (C’est dommage : dans la suite du texte Colette joue la comédie, Santos-Dumont reste tranquille et le maharadjah présente sa marmaille).
C’est un caravansérail
parisien que Sem et Roubille en 1907 dessinèrent au long de neuf mètres de frise
colorée. 86 figures du Tout-Paris y
affichent leurs profils, sans parler des cochers, grooms et soubrettes, sans
compter les chevaux, chiens, éléphant, voitures hippo et automobiles, bicyclette,
barrique de Heidsieck et pivoine.
Comme un seul homme, ils
quittent Paris pour se rendre à l’hippodrome de Longchamp, un des lieux « in »
de la capitale. On s’y montre, on s’y amuse, on y lance bons mots et invitations, on y fait du négoce, on s’y jauge
ou on s’y évite. Tenez ! Voyez ces deux donzelles qui se font face : à
ma gauche Polaire avec sa taille Guinness des records de 33 cm; à ma droite la
belle Otéro faisant l’ignorante tandis que son homme politique d’amant, Aristide
Briand, pavane plus loin dans le char de la République avec Clémenceau et le
ministre Ruau apprécié des
propriétaires et turfistes pour un certain décret concernant l'organisation et
le fonctionnement des courses de chevaux.
QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS (mais qui le prennent).
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Colette et Missy à la ville et à la scène |
Donc, le Tout-Paris va prendre l’air. On découvre ici et
là des têtes couronnées belges, anglaises, indiennes ou russes. Les parisiens les
plus enragés sont américains ou espagnols, les icônes féminines, allemandes,
espagnoles ou travesties : Missy s’affiche ouvertement au bras de Colette dans
un phaéton mené par un Willy peroxydé arborant une moustache méphistophélique.
C’est un hommage appuyé à sa pantomime dans laquelle le personnage de Franck fut tenu par Missy,
marquise de Morny à la ville. Elle (ou il) y déroulait les bandelettes d’une momie qui dévoilaient
une Colette déguisée en pharaonne demi-nue. Il (ou elle) finissait par l'embrasser. Il
n’y eut qu’une représentation, le 3 janvier 1907. Y assistèrent pour moitié des
aficionadas et des voyeurs de tous crins, le reste de la salle ayant été investi
par le prince Murat, le frère de Missy et une escouade de membres du Jockey
Club. Il faut dire que le Moulin rouge qui accueillait ce sulfureux numéro de
music-hall avait pris soin de faire figurer les armes Morny sur les affiches et avait envoyé des communiqués de presse alléchants. Des jets de menue monnaie,
épluchures d'orange et gousses d'ail furent suivis d’une pluie de coups de
poing puis de l’interdiction catégorique de la pièce par le préfet Lépine. Le
facétieux Sem, au moment de choisir ceux qui figureraient sur sa frise ne
résista pas au plaisir de placer en tête de cortège le duc de Morny - le frère
fâché - escorté d’une brochette de messieurs aux noms très comme il faut,
Arenberg, Boisgelin, Hinnisdal ou Lauriston.
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le grain de beauté de Boni |
Toujours à la blague, il donna
aussi des indices du divorce, en novembre 1906, de Boni de Castellane d’avec
Anna Gould qui le mit ipso facto sur la paille. La « belle de
dot », en avait finalement eu assez de son dandy de mari et précipité la
rupture. Anna partie avec son porte-monnaie laissait Boni, le torse bombé, la
paupière aristocratique, la moustache impeccable mais le cheval fourbu et la
roue brinquebalante. Sem a sur rendre la peau de lait, la blondeur, le maintien
de Boni et n’a pas même omis de dessiner le grain de beauté incolore qui
pointait à la joue droite de l’esthète. Sem le reproduisit donc… mais sur le
mauvais côté du visage. Et pour cause : le défilé pour Longchamp devait
être dessiné dans le sens Paris-hippodrome soit, graphiquement, se déversant de
droite à gauche et présentant les profils gauches des personnages. Or, le grain
de beauté était à droite ; il fallut donc tricher non pas avec le réalisme
mais avec la réalité. Sem était très à l’aise avec son stratagème puisqu’il l’appliqua
également au monocle du comte de Turenne ou au verre fumé que Moïse de Camondo
fichait devant son œil droit dont il avait perdu l’usage au cours
d’une partie de chasse.
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Le verre fumé de Camondo |
L’attention
portée à ces broutilles ajoute à l’art de Sem. On sait qu’il était maniaque du
croquis et que des heures de repérages et une multitude de tracés étaient
nécessaires à l’élaboration de chacune de ses
silhouettes « si exactes
qu’il serait impossible de se servir des mêmes pour deux personnages. Chaque
type a son chapeau, son pardessus, sa démarche et sa façon de tenir son cigare ». Le mot est
de Sacha Guitry qui comparait « Sem [à]
une sorte de moustique. Il en a l’apparence physique, l’astuce, la férocité, la
patience, la finesse et la mémoire. Doué d’un talent qui tient du prodige, il
est le plus grand caricaturiste qui ait jamais existé ».
Sem joua encore avec la
réalité en plaçant à gauche le charmant grain de beauté de la non moins
charmante mademoiselle Lanthelme. Cette rousse explosive, ravissante, enfant gâtée
au
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La mouche de Lanthelme |
point d’être capable de taillader à grands coups de ciseaux le
chinchilla que le richissime Edwards, qu’elle épousa en 1910, lui faisait
essayer. C’était une crise de nerfs à cinquante mille francs. Cependant, le
caricaturiste lui prête moins la beauté que des yeux presque révulsés et une
bouche mal fermée qui lui donne un air légèrement ahuri comme si, pour une fois, il se permettait de
donner son avis sur cette vie capricieuse qui finit en 1911 par une noyade
assez suspecte et par la profanation de sa tombe censée renfermer des monceaux
de bijoux. On est loin de l’attitude que donna la même année Boldini à
Lanthelme, en la peignant en pied, altière et décidée.
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Sem Helleu Boldini |
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Boldini ! Voilà bien un grand ami de Sem qui le
place en fin de défilé dans la même voiture que leur compère commun Helleu.
Souvent il les a caricaturés. Des témoignages de leurs « sessions de travail
d’après nature » existent. Louis Vauxcelles se souvient de Sem qui « trottinait au Bois entre ses deux acolytes, le
long, mélancolique, élégant et barbu Paul Helleu, et ce prodigieux homuncule
hydrocéphale, il maestro Boldini » tandis que Jacques-Emile Blanche confirme qu’ « Helleu jouissait des spectacles gracieux d’un
midi, avenue du bois, se promenant avec Boldini, Sem, et Forain, puis rentrait
dans un appartement tout blanc, plein de bibelots rares du dix-huitième siècle,
se mettait à dessiner, à graver, à peindre jusqu’à la nuit. »
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Santos-Dumont et Sem |
Un autre ami de Sem se retrouve assis à côté du
petit fils de Victor Hugo, celui- là même qui fut avec sa sœur l’inspiration de
l’Art d’être grand-père. C’est Santos-Dumont, le roi de la mécanique-qui-va-vite.
Il est coincé dans une Mors qui roule au rythme lent du cortège, réduit à l’immobilité.
Faut-il y voir un amical pied de nez du dessinateur à son vif ami, qu’une carte
postale montre conduisant une guimbarde lancée à pleine vitesse avenue des
Acacias. Sur la photo, on voit à sa gauche Sem serrant convulsivement sa canne
entre les jambes, tandis que Santos a les mains toutes floues à force de
maitriser sa machine.
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Sem croque aussi les marmots |
Alberto n’est pas le seul étranger parisien qui
ait eu les honneurs de la plume de Sem. Le cosmopolitisme de la Belle époque se
traduisit par un profond désir de se fondre dans le décor, l’étape ultime étant
peut-être, comme l’a souligné Domergue, de devenir une cible de Sem. « Les riches étrangers attendaient comme une
consécration suprême d’avoir été admis à figurer dans un de ses albums ». Nous
ne parlerons pas ici de Léopold II de Belgique fondu des idées haussmanniennes
qu’il exporta à Bruxelles, ni d’Edouard VII, ni du grand duc Vladimir connus à
Paris sous les gentils sobriquets de « Bertie » et de « grand-duc-bon-vivant ».
Mais parmi les figures élues par Sem, ravivons plutôt celle de Rita del Erido,
écuyère émérite allemande qui fit son trou dans le bitume parisien en jouant
sur un physique et un pseudonyme espagnols ; célébrons aussi Jeanne Toussaint dite la panthère qui
commença pauvre petite fille belge violentée, continua cocotte, amie de Coco et qui
finit directrice artistique incontestée de Cartier ; admirons le maharadjah de
Kapurthala, son éléphant, ses charmants marmots ; évoquons la moins gracieuse mère Moore, américaine
très snob, qui pour se faire inviter pleurait sur
commande et qui pour arriver à en être, usait de grosses ficelles, la plus
systématique étant l’organisation de diners somptueux auxquels se rendait le
beau monde qui entre deux coups de fourchettes, lui assénait volontiers des
coups de couteaux dans le dos. Celle que le peintre Sargent surnommait l’Ugly woman, garda sa vie durant une mâchoire
prognathe et gagna à Paris des bourrelets que les diners à répétition et la
plume de Sem magnifièrent.
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Échappée des Bouillons Duval |
Il ne
faudrait pas hâtivement en déduire que le Paris qui compte fut un monde refermé
sur quelques familles historiquement ou financièrement valables. On n’a qu’à se
rappeler d’où sont issues certaines des femmes les plus en vue de l’époque. On
peut aussi citer le parcours sans crevaisons du pionnier des courses cyclistes,
Charley que Sem fait gaillardement pédaler à la hauteur de la « Mercédès
des rois ». On peut aussi pointer du doigt Godefroy
de Bouillon,
l’héritier des Bouillons Duval crées par son boucher de père qui à sa mort lui
laissa un empire et de quoi largement le gouverner. Alexandre
Duval est sur la frise, accompagné par une de ses serveuses. Tous les deux
sourient et arborent les lustrines de l’établissement, blanches avec un liseré
bleu ciel. Sem, lui-même, est un exemple de cette ascension sociale, né
provincial, héritier des épiceries paternelles cédées contre une rente confortable et pour notre bonheur.
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Variations de Sem sur Maurice Bertrand. Hinnisdal |
Sem sut apprivoiser le monde, à moins que ce ne
soit le monde qui ait adopté Sem. Quoiqu’il en soit, la conséquence resta la
même : le caricaturiste appartenait au Tout-Paris, mélange de beautés et
d’intelligences, de vieilles familles et de jeunes pousses, de petits faits
divers et de belles excentricités. « Le maigre et distingué prince Troubetzkoy,
par exemple, en habit, couvert de
décorations, la poitrine barrée d’un grand cordon » arrivait chaque soir
chez Larue accompagné de « deux modestes demoiselles de plaisir», jamais
les mêmes, à qui il offrait un chocolat chaud et une montagne de croissants
avant de rentrer chez lui, seul, aux rênes de son phaéton. Tard, dans les rues
de Paris, on pouvait aussi rencontrer Maurice Bertrand, l'homme de chez Maxim's, le gentilhomme
champagnard, beurré comme un petit Lu, arrimé à un réverbère de l’avenue de l’Opéra, qui
répondait à qui demandait ce qu’il faisait là : « J’attends ! Oui
j’attends ! Je vois les maisons qui passent et j’attends la mienne pour sauter
dedans ! » Fils de notaire, il s’était fait représentant de la maison
Heidsieck, manière la plus pratique selon lui d’avoir toujours une bouteille de
champagne à portée de main. Un an avant la réalisation de la frise de Longchamp
il avait épousé la veuve d’Alphonse Allais dont il avait été l’ami, comme il le
fut de Max Lebaudy, le petit sucrier. Il
fut aussi compagnon de
beuverie du comte d’Hinnisdal que Sem, en
tête de frise, représente la barbe strictement blanche mais le nez passablement
rouge ! Cherchait-il à semer dans
les vapeurs d’alcool le chagrin d’avoir perdu sa fille dix ans auparavant,
brulée vive dans l’incendie du bazar de la Charité ? Lui restait en tous
cas l’amour du cheval légué par son père Herman, l'un des membres fondateurs du
Jockey-club en 1834 : il continuait à faire ses visites à cheval suivi
d'un groom avant de mettre pied à terre au cercle de l’Union, où il lâchait les
rênes pour mieux saisir le verre et la carafe. Il ne manquait pas non plus de
fréquenter les hippodromes.
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Baron de Schikler |
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Maurice Ephrussi |
Il y retrouvait des figures
incontournables du monde des courses tels les brillants propriétaires Jean Stern, Schikler, Le Gonidec,
Salvago, Marghiloman, Fischoff, Ephrussi, Léonino qui, en haut de forme, jumelles en bandoulière parsèment la longue
frise. Ah ! Le bruit des sabots sur le pavé… L’engouement pour les
courses… Cette frise n’est pas dans le
fond le condensé de l’agitation parisienne. C’est avant tout un hymne vibrant
au cheval dont le règne, sans s’en rendre compte, est en train de passer de vie
à trépas. Il ne va pas à Longchamp mais à l’abattoir bientôt remplacé par la
ferraille des jeunes autos et des futurs canons militaires. Sem et Roubille à l’instar
du photographe Delton donnent un instantané d’un monde qui déjà n’est
plus : le photographe le fixa sur des clichés exceptionnels, tandis que
les deux dessinateurs en amorcèrent une vision onirique. Pour s'en rendre compte, il suffit de suivre
des yeux les neuf mètres de rênes qui dirigent les chevaux attelés. Elles
ne sont pas marron comme il se devrait, mais bicolores rouge, bleu ciel, jaune
ou vert. Le cheval pour sa part, se retrouve ailé quand il conduit Anna de
Noailles et Robert de Montesquiou, décharné pour tirer Boni de Castellane, mais
aussi en bas et talons hauts, et encore chapeauté de paille. Sem et Roubille font d'une pierre deux coups, en annonçant simultanément la disparition du cheval-roi et la fin
de ce monde que balaiera la guerre de 14. Et si aujourd’hui, certains de ceux qui
gravitent dans des sphères parisiennes éthérées pensent encore en être, ils n’y
sont pas du tout. Le botox a remplacé le corset, les balayages les chapeaux,
les baskets siglées les bottines en
chevreau, les lunettes de soleil le monocle, les jeans le complet
homespun. Les Acacias ont été abattus et la conscience d’en être a été
remplacée par la vanité d’en paraître. Sem n’aurait pas aimé. © texte et photos villa browna // Valentine del Moral
LA LITHOGRAPHIE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est actuellement en vente à la librairie: