Toulouse-Lautrec, Vallotton, Bonnard sont aux cimaises des plus grands musées, accrochés non loin les uns des autres pour cause de génie et de contemporanéité. Ils partagent l’autre point commun d’avoir fait des Histoires. Entendons-nous bien, il ne sera pas fait ici état de chamailleries ni de pinaillages mais de l’illustration des Histoires naturelles de Jules Renard. De grands artistes du livre se plièrent aussi à l’exercice avec la même réussite, au nombre desquels André Collot et Benjamin Rabier.
C’est Auguste Roubille qui s’y colle dans l’exemplaire ici présenté, spécialement imprimé en 1928 pour madame Jules Renard et protégé par une étonnante reliure verte estampée à froid d’une branche d’arbuste à laquelle s’accroche une toile d’araignée et sa belle locataire toute en courbes stylisée. La tonalité verte des bandeaux que Roubille dessina pour chacun des 85 textes, souligne avec peut-être plus de clairvoyance que ses condisciples, l’œuvre de Renard qui écrivait dans son Journal : La nature m’émeut parce que je n’ai pas peur d’avoir l’air bête lorsque je la regarde. Comme en écho, Henri Bachelin, son ami et biographe, dans l’étude littéraire qu’il lui consacra en 1909, faisait remarquer qu’il ne connaissait de lui aucune description de Paris. Dans Poil de Carotte en revanche, on sent bien que la campagne dut être le refuge de son enfance meurtrie et on peut imaginer qu’il s’y adonna à une contemplation toute pastorale. Il fallait au moins ça pour arriver à voir dans les gouttes de pluie, des « mouches d’eau » qui savent chasser celles qui colonisent le mufle des vaches ; une lune sans aiguille qui favorise la rêverie ; l’espoir chlorophylle qui colore la campagne. Roubille a su lire entre les lignes et instaure un vert Renard aussi significatif que le bleu Klein saura l’être plus tard. Ce vert magnifie d’un coup la peau rose du cochon, teinte l’eau de pluie, amortit le pas doublement boiteux des canards.
Or, s’il on veut rire beaucoup avec les Histoires naturelles, on doit accepter de se laisser par instants envelopper par un voile de nostalgie et de petites souffrances. Quand la Brunette meurt, sans un meuglement de plainte, le narrateur ne sait pas vraiment ce qui l’a retenu de dire au sonneur de l’église : « Tiens voilà cent sous. Va sonner le glas de quelqu’un qui est mort dans ma maison ». Sans doute encore cette peur d’avoir l’air bête face à son semblable. Face au reste de la création en revanche, cette retenue disparaît et une bouffée de d'humour reconnaissant secoue l’œuvre. Renard croque le meilleur ami de l’homme, sa plus belle conquête, l’oiseau joli, le cerf, l’abeille ou l’écureuil, mais il s’attarde également à chanter le cafard noir et collé comme un trou de serrure, le serpent, la chauve-souris, le dindon, la pintade, le cochon ou le ver de terre. Pour ce faire, il ne se sert d’aucune échelle de valeur, préférant enfiler sa vieille peau de Poil de Carotte plutôt que revêtir l'habit amidonné de Buffon ou de Darwin.
Tous les animaux arrivent premier ex-æquo sous sa plume. La seule espèce qu’il relègue en seconde et dernière position, c’est l’homme. Certaines des formules les mieux senties le sont à nos dépens : pensionnat des dindes, dents d’anglaise, escargot qui bout comme un nez plein. Nos méchancetés sont simplement décrites, pas même évaluées ni critiquées. Le morceau de sucre accroché au cou d’un petit garçon puni qui gratte et qui cuit la peau, la boulette empoisonnée donnée au chien Dédèche aimé mais vraiment trop incommodant, le cochon qu’on force à se vautrer, une réclame d’armurier « On tue net, on tue loin » nous remettent à notre place. C’est terriblement efficace. On baisse la tête.
Mais il y a toujours ce tendre vert Renard, ces illustrations douces comme des dessins aux crayons de couleurs que les enfants d’aujourd’hui boudent, ce trait tout en courbe, ces gros plans inédits. Ces partis pris de l’illustrateur nous réconfortent, servent le texte et ouvre une ultime piste de lecture. Ils nous montrent l’écrivain sous son véritable jour. Athée – il sera enterré civilement – Jules Renard se révèle pourtant grand prêtre...de l’animisme hexagonal. Les gouttes de pluie jouent les justicières, les herbes parlent, certains arbres ne se méfient pas, d’autres se mettent en colère, l’abeille veut passer chef de rayon , l’arrosoir a des accents dictatoriaux ( Si je veux, il pleuvra ), le cerf écoute et flaire les paroles de Jules Renard. Il doit avoir appris à lire en douce, le cerf pour avoir compris le but que s’était fixé l’écrivain dans le préambule de son recueil : Moi, je voudrais être agréable aux animaux mêmes. Je voudrais, s'ils pouvaient lire mes petites Histoires naturelles, que cela les fît sourire.
C’est en bon disciple de Pan, qu’il couchera par écrit dans son Journal le 10 décembre 1899 la supplique suivante : Faites à ma statue un petit trou sur la tête afin que les oiseaux y viennent boire.
Une statue a bien été érigée ; elle existe toujours, plantée sur une place de Chitry les Mines mais on n’y devine aucun abreuvoir. Le seul trou post-mortem qu’on fit à Renard, c’est celui que ménagea Marinette dans son Journal qu’elle censura allègrement avant de le laisser publier et dont elle fit ensuite un feu de joie. Ces dizaines de cahiers d’écolier partis en fumée, elle respira.
Agonisant, il lui avait soufflé : Marinette, pour la première fois, je vais te faire une peine, une très grosse peine... Elle, c’est aux lecteurs qu’elle a fait un très gros chagrin. Jules avait écrit que Tout le monde ne peut pas être orphelin, il aurait pu ajouter que tout écrivain ne peut pas mourir veuf ou célibataire. On remerciera juste, du bout des lèvres, Marinette Renard d’avoir pieusement conservé son exemplaire des Histoires naturelles illustré par Roubille que nous venons avec bonheur de feuilleter.
© texte et photos villa browna // Valentine del Moral
LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est actuellement en vente à la librairie:
[Roubille], Renard, Jules. Histoires naturelles. Lithographies en couleurs de A. Roubille.
Paris, édit. d'art Manuel Bruker, 1928.
[4], faux-titre, frontispice, titre, [2], 201 pp., [15] pp. dont table et justification du tirage.
In-4, demi-maroquin vert, plat estampée à froid d’une branche d’arbuste à laquelle s’accroche une toile d’araignée et sa belle locataire toute en courbes stylisée, dos à nerfs orné de la même araignée. Reliure non signée. Dos légèrement passé. Couvertures et dos conservés.
Tirage limité à 230 exemplaires. Exemplaire nominatif de madame Jules Renard. Frontispice et 85 lithographies en couleurs par Auguste Roubille. En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail!
Paris, édit. d'art Manuel Bruker, 1928.
[4], faux-titre, frontispice, titre, [2], 201 pp., [15] pp. dont table et justification du tirage.
In-4, demi-maroquin vert, plat estampée à froid d’une branche d’arbuste à laquelle s’accroche une toile d’araignée et sa belle locataire toute en courbes stylisée, dos à nerfs orné de la même araignée. Reliure non signée. Dos légèrement passé. Couvertures et dos conservés.
Tirage limité à 230 exemplaires. Exemplaire nominatif de madame Jules Renard. Frontispice et 85 lithographies en couleurs par Auguste Roubille. En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail!