#PourCeuxQuiSontPressés
Alors que l’hiver est là et au cas où l’on se souvienne avoir, ne serait-ce qu’une fois, glissé sur l’eau gelée d’un saut de loup ou risqué quelques pas sur les bords d’un lac ou d’un étang pétrifiés, on ne peut que tomber en amitié avec cet Art du patinage qu’un certain Frost, le bien surnommé, donna à son public enamouré en 1886. A grand renfort de croquis de glisse, de dessins de trajectoires plus séduisantes les unes que les autres, l’auteur nous fait croire avec grâce qu’il suffirait d’appliquer ses conseils pour réussir en un tour de lac à tournoyer sur la valse, non pas de Walteufel mais d’Henry Blount dont on trouve la partition en fin de volume.
Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même
De la graine d’armoricain-américain
Frost, à la ville, s’appelait George
E. Vail. Le baron de Vaux qui en fit un de ses Hommes de sport, avait consciencieusement fait son enquête. Bien
informé, il nous exposait ainsi son pedigree métissé : « je disais
tout à l'heure que M. George Vail était Américain ; je ne manquerai pas
d'ajouter que, par le côté maternel, M. Vail est à moitié Français, ce qu'il
tient beaucoup à ne pas laisser oublier. Mme Vail, née Légué, appartient
d'ailleurs à l'une des meilleures familles de Bretagne, alliée à la famille de
Chateaubriand. Les relations de parenté de cette femme distinguée ont contribué
à l'excellent accueil fait dès le premier jour à M. George Vail dans le milieu
très réservé, très fermé, d'ordinaire, du cercle des Patineurs de Paris. »
Voilà qui explique que « l'on trouve sur la liste des souscripteurs [de ce
livre tiré à petit nombre] une foule de noms aristocratiques : le comte de
Paris, les ducs de Chartres et de Morny, lord Dufferin, le prince d'Hénin,
comte Potocki, de Charnacé, d’Osmond, le marquis Hachinska, ambassadeur du
Japon, Napoléon Ney, etc. » Ajoutons à cela un frère qui fut au pinceau, ce que
George fut du patin et nous aurons fait le tour. De trois ans son aîné, Eugène Lawrence Vail connut le
succès en peignant la Bretagne et les Bretons, Paris et les Parisiens, et même
Saint Moritz où sans doute il devait croiser son petit frère Frost.
Frost !
On sait que Vail fut le secrétaire particulier de Charles de Lesseps lors de son voyage d'inspection au canal de Panama en 1883. On peut raisonnablement supposer qu’il y souffrit de la chaleur puisque tout porte à croire que l’homme aimait frénétiquement le froid. Frost –verglas en anglais – est d’ailleurs le pseudonyme avec lequel il signait dans le New-York Herald, la rubrique des Sports d'hiver que lui avait confiée Gordon-Bennett. Avec humour, Adrien Marx dans son piquant En plein air, expliquait pourquoi ce surnom lui aller à merveille : « Georges Frost... Ce jeune «squatter», dont l'existence se passe sur la glace, est fanatique de son art au point que ses déplacements rappellent, à rebours, ceux des oiseaux migrateurs. A mesure, que le soleil fond les frimas du midi, il remonte vers le Nord, en sorte qu'il ne faudrait pas être surpris de le rencontrer, au mois d'août, en train de faire des « huit » et des « cercles » sur une banquise du Pôle Nord, devant une société d'ours blancs émerveillés de ses arabesques. »
Le crissement de l’arabesque
Ah
ça ! Les arabesques ! Madame de Genlis qui en fit de Mythologiques et
si jolies, en aurait raffolé. Celles de Frost furent éphémères certes,
mais si vivantes. L’Art du patinage en retranscrit un bon nombre.
Si les premières pages, parfaitement didactiques, sont plutôt habitées
de croquis simples figurant courbes, mises en avant et ondulations à
reculons, bientôt les figures s’emballent et enchaînent croisés, loupes,
boucles, dehors en dedans, vignes et graffitis et tourbillons. L'oeil
s'enthousiasme, le coeur bondit à suivre la trace de la lame de patin que, dans
une tentative réussie, le trait d'encre retranscrit. Les pieds
démangent: "Gaston! ma paire de patins et ma toque!"
Un baron de Vaux sous le charme
Frost n’est pas de ceux qui prône le
« faites ce que je dis mais pas ce que je fais ». Son patinage
unanimement enchantait. On devine le travail derrière l’aisance. Sa perfection
s’explique par « une rare
persévérance, qui est une des notes dominantes de son caractère mi-yankee
mi-Breton » lit-on dans un article qui lui est consacré. Si caractère
trempé il y avait, il était bien caché sous une apparence trompeuse qui ne
laissa pas de marbre le baron de Vaux, viril sportsman s’il en est : « M.
George Vail est assez grand, très leste, de tournure élégante, il frappe tout
de suite par la vivacité de son regard et de ses gestes. Une moustache blonde
accentue légèrement l'expression à la fois très vive et un peu féminine de sa
physionomie. » Pas étonnant qu’à Saint-Moritz et à Davos où il passait une
grande partie de l'hiver et un peu partout, au cours de ses voyages, Frost ait
formé d’innombrables élèves dont une flopée de jeunes filles.
Le polisson du glaçon
L’effet produit par George E. Vail « au cercle des Patineurs, lui ont
valu l'honneur, ajoute Vaux, d'être aussitôt choisi comme professeur de patin
par nos mondaines les plus connues et les plus jolies. C'est ainsi que M. Vail
a été le cavalier de Mmes de la Martinière, la marquise de Belboeuf, marquise
d'Hervey de Saint-Denis, de Mme Maurice Ephrussi, la jolie Mlle Doublât, Mlle
Aline de Rothschild, etc. […]Après ces leçons, M. Vail ne manquait pas de
tracer sur la glace les noms de ses belles élèves, et on l'a même accusé
d'avoir tracé à la pointe du patin des madrigaux capables de rompre la
glace. » Ecrire sur la glace n’était pas une nouveauté puisque Cook, le
grand patineur, avait inauguré magistralement l’exercice de style comme on peut
le lire dans L’Art du patinage : « Une jeune fille, qui se nommait miss Arline, avait demandé à
M. Cook de tracer son nom sur la glace. M. Cook commença par a-r-l-i-n-e ; puis
allongeant l'e final et le transformant en g, il traça ensuite un D majuscule
devant l'a, ce qui fit : Darling, autrement dit, en français : "Chérie"». Le tracé de la lame de Cook est reproduit à la suite de l’anecdote.
Le Lac – gelé – de
Lamartine
Il ne faudrait pas réduire Vail à un don juan glissant, le torse bombé
et le neurone définitivement gelé. Ses conseils qui ouvrent l’opus sont bien
tournés et d’une grande précision. Ils s’appliquent à définir le costume, la
bottine, le patin et l’attache qu’il faut adopter. Quant à la toute première page, elle exhume un texte
inattendu de Lamartine tiré de ses Confidences et que nous ne résistons pas à retranscrire : « Se sentir
emporté avec la rapidité de la flèche et avec les gracieuses ondulations de
l’oiseau dans l’air, sur une surface plane, brillante, sonore et perfide ;
s’imprimer à soi-même, par un simple balancement du corps, et, pour ainsi dire,
par le seul gouvernail de la volonté, toutes les courbes, toutes les inflexions
de la barque sur la mer ou de l’aigle planant dans le bleu du ciel, c’était
pour moi et ce serait encore, si je ne respectais pas mes années, une telle
ivresse des sens et un si voluptueux étourdissement de la pensée que je ne puis
y songer sans émotion. Les chevaux même, que j’ai tant aimés, ne donnent pas au
cavalier ce délire mélancolique que les grands lacs glacés donnent aux
patineurs. »
Sa tournure et ses tournants
Le vade-mecum renferme aussi de jolies ponctuations illustrées. Une « première leçon » dessinée par Eugène Lawrence montre une jeune femme tenue par la main par son professeur. Est-là le portrait de son frère ? La moustache qu’il arbore, la silhouette élancée pourrait nous le laisser croire même si, à découvrir le portrait donné de lui par Mars en 1887 dans L’Illustration, ainsi qu’une gravure d’après une photographie de Delton qui clot un des chapitres de L’Art du patinage nous le montrent en calotte et veste à brandebourgs qui mettait en valeur, c’est certain, sa tournure et ses tournants. Tout à fait comme les patins, bas, knickers, redingote cintrée et chapeau noirs qui font une silhouette légère et parfaite au Patineur d’Henri Raeburn, icône de l’art écossais qui dernièrement vacille sur son piédestal : on a dernièrement voulu le réattribuer à Henri-Pierre Danloux. Les remous de l’histoire de l’art n’empêchent pas de constater que l’habit fait le patineur.
Frost d'après Mars, Delton et Vail |
Barbizon, ombres chinoises et Pôle nord
On trouve encore au fil des pages une très belle eau-forte en double page de Ziem qui, presque en ombre chinoise mais furieusement barbizonesque, rend hommage au charmant passe-temps hivernal. A la vérité le patinage pratiqué par Frost était moins bucolique que ce que l’artiste veut bien en montrer. Certes, les plus accrocs patinaient en toute liberté sur le lac de l’Hermitage de Meudon qu'il avait mis au goût du jour, sur le grand canal de Versailles ou le grand lac du Bois de Boulogne, mais Au Cercle des Patineurs du Bois, il fallait montrer patin blanc. Au Palais de Glace des Champs-Elysées, au Pôle nord de la rue de Clichy, on payait son entrée, on évoluait dans la foule, lorgnant du coin de l’œil son voisin patinant.
Ziem et Lamartine, si proches, si lointains de Frost |
Waldteufel, Blount et Julien Clerc
Dans tous ces
lieux « civilisés », la glisse se faisait en musique. Rien d’étonnant
que la partition d’une valse soit la conclusion de L’Art du patinage. Ce n’est pas celle, fameuse, des patineurs de
Waldteufel composée en 1882 qui est proposée mais celle des patins d’Henry
Blount. Assidu du Cercles des patineurs, Blount possédait un traineau portant
« à l’avant un Amour bandant son arc et sur les côtés deux petites lampes
électriques pour les fêtes de nuit ». Mars l’a reproduit dans L’Illustration du 29 janvier 1887. En 2021, c’est un autre air
qui s’impose à la lecture de ce livre. Et nous voilà fredonnant le Patineur de Roda-Gil et Julien Clerc qui, comme Vial, patinait
sur une seule jambe sans fléchir des heures durant. « Sur une jambe et
jusqu'au soir / Il glissait là sur son miroir […] Il ne sort pas de ma
mémoire ».
le traineau d'Henri Blount |
Le livre qui a permis de rédiger cette lorgnette est en vente à la librairie. Il s'agit de:
Vail, George E.
dit Frost
L'Art du patinage, dédié au Cercle des Patineurs de Paris
Paris, chez
l'auteur, 34 avenue du Trocadéro, 1886.
Grand in-8 broché, couverture en deux couleurs. Dos fragile. Petits incidents
sans gravité au brochage. Petite tache dans la marge des dernières pages. XIV, 75 pp.
Furieusement glissant mais bien peu courant.
Cours de patinage publié sous souscription et tiré en petit nombre sur papier de Hollande. Au titre des souscripteurs, on trouve entre autres, le comte de Paris, les ducs de Chartres et de Morny, lord Dufferin, le prince d'Hénin, comte Potocki, de Charnacé, d’Osmond, le marquis Hachinska, ambassadeur du Japon, Napoléon Ney, etc.
Exemplaire à grandes marges. Long envoi de l’auteur, alors la coqueluche des lacs gelés, à « Madame Paul Renan. Hommage affectueux d’un Armoricain-américain qui espère avoir le plaisir de lui tenir la main très souvent…sur la glace ».
A grand renfort
de croquis de glisse, de dessins de trajectoires plus séduisantes les unes que
les autres, l’auteur nous fait croire avec grâce qu’il suffirait d’appliquer
ses conseils pour réussir en un tour de lac à tournoyer sur la valse, non pas
de Walteufel mais d’Henry Blount dont on trouve la partition en fin de volume.
L’ouvrage fort précis contient outre les 38 figures dans le texte, une
eau-forte sur double page de Felix Ziem, l’artiste de Barbizon bien connu, 8
gravures dont une d’Eugène Lawrence Vail, le frère de l’auteur. Musique notée
de la Valse des patins par Henry
Blount.
© texte et illustrations villa browna (Ne pillez pas le texte, citez-le. Ne pillez pas les images: donnez-en l'origine)